France, libre-échange Les Crises, Éric Juillot, 03-03-2019 extraits –
« L’arsenic chinois menace des postes chez Keraglass ». suppression possible de 50 à 60 emplois sur les 300 que compte l’usine Keraglass de Bagneaux-sur-Loing, au sud de Nemours. (77) … non loin d’une carrière Sibelco pour la fournir en sable
Dans cette usine, spécialisée dans la fabrication de plaques vitrocéramiques, la direction est contrainte de fermer l’un des trois fours. En cause : la concurrence agressive des fabricants chinois. Selon les propres mots du directeur : « En Europe, nous sommes soumis à des contraintes justifiées en matière de qualité de l’air et nous utilisons un procédé de fabrication sans arsenic. Ce qui est pratiqué en Chine fait baisser les coûts et rend leurs produits plus compétitifs ».
Banalité et ampleur de la désindustrialisation.
Personne, à l’échelle nationale, n’entendra parler de la disparition des emplois chez Keraglass-Bagneaux. Mais tous les Français, depuis plusieurs décennies, ont eu à connaître des exemples comparables notamment en fonderie dans leur ville ou dans leur région. Les sites industriels condamnés au déclin ou à la fermeture sur notre sol depuis le début des années 1980 se comptent par milliers, et l’annonce de leur disparition a fini par composer une triste litanie.
Gandrange, Florange, Alstom, Good-Year, Whirlpool… Autant de jalons médiatiques qui scandent le déclin de l’industrie française. Pour chacun de ces cas emblématiques, combien d’autres, cependant, moins médiatisés ?
Et donc, perte de 50 emplois chez Kéraglass à Bagneaux. Ce énième exemple est intéressant dans la mesure où il illustre jusqu’à la caricature les méfaits du système macro-économique dans lequel l’industrie française est condamnée à évoluer depuis plusieurs décennies, en raison des choix politiques maintes fois réaffirmés des dirigeants nationaux. Ce système repose sur trois piliers, rappelés ici sommairement,
Un pilier commercial, avec le libre échange pour horizon unique,
Un pilier financier, avec la libre des circulations des capitaux à travers l’UE depuis 1993, et l’hypertrophie monstrueuse des activités financières depuis les années 1980 ; le tout soumettant les entreprises industrielles à la loi du rendement maximum à court terme,
Un pilier monétaire, avec la création de l’euro en 1999-2002, qui a donné à l’Allemagne un avantage compétitif, qu’elle s’est empressée de conforter par une politiquede compression salariale au cours des années 2000.
Comment s’étonner, dans ces conditions, de l’inexorable érosion de la base industrielle de la France ? Tous les piliers de ce système concourent à son affaiblissement : schématiquement, le libre-échange contribue à rentabiliser les délocalisations ; la libre circulation des capitaux rend les investissements directs à l’étranger aussi aisés que les investissements dans le pays d’origine ; la surévaluation de l’euro pour la France — et sa sous-évaluation pour l’Allemagne — limite nos exportations et facilite celles de l’Allemagne en France.
Que peuvent concrètement les ouvriers de Keraglass à Bagneaux, en dépit de leur productivité et de la modernité de leurs équipements, face à leurs homologues chinois aux salaires 6 ou 7 fois inférieurs ? Rien.
Que peut leur employeur ? Rien, dès lors que l’intérêt immédiat de l’entreprise suppose de réduire l’emploi sur place.Que peuvent les responsables politiques face à cette situation inique ? Rien, puisqu’ils sont persuadés d’évoluer dans le meilleur des mondes possibles.
Déclin économique, crise sociale, drame humain : tout cela est donc inévitable dans le système actuel, à la modeste échelle de Bagneaux-sur-Loing comme à celle du pays tout entier. Il faut en outre y ajouter le scandale écologique. La baisse de la production à Bagneaux s’accompagne d’une augmentation de la production chinoise de plaques vitrocéramiques, dans des conditions peu respectueuses de l’environnement, avant que ces plaques ne parcourent 10 ou 12 000 km par voie maritime pour être vendues dans notre pays ou ailleurs en Europe. Comment peut-on décemment soutenir qu’il n’y a pas là un problème ?
Quelques chiffres
De 4,3 millions d’emplois (en équivalent temps plein) en 1999, l’industrie en France 12 est tombée à 3,8 millions d’emplois en 2008 et à 2,9 millions en 2016 : il s’agit donc d’un véritable effondrement, amplifiant un mouvement engagé dès le début des années 1980
Si l’emploi industriel a connu un léger rebond en 2018 et 2019, il n’a malheureusement rien de significatif, même s’il a permis au porte-parole du gouvernement de parader 14 : + 5200 sur un an au 3e trimestre 2018, + 7900 sur un an au 4e trimestre 2019 15.
Le déclin de l’emploi industriel obéit cependant à des causes diverses ; il ne saurait être réduit aux seuls méfaits de la mondialisation et du néolibéralisme bruxellois : externalisation de tâches tertiaires (gardiennage, comptabilité…) par des entreprises industrielles, recours accru aux robots (beaucoup moins net cependant en France que dans beaucoup d’autres pays industrialisés 16), taux d’équipement des ménages très élevés.
De ce fait, le poids de l’industrie dans l’économie française diminue : l’industrie manufacturière ne représente plus que 10 % du PIB national en 2016 (8,7 % au Royaume-Uni, 20,3 en Allemagne) contre 15,7 % en 2000 18.
Surtout, le déclin industriel est une des principales causes du déficit commercial structurel de la France depuis le début des années 2000. Un déficit aux proportions tellement énormes depuis 10 ans que les responsables politiques préfèrent en général ne pas en parler. S’il s’établissait en moyenne à 22,4 milliards d’euros sur la période 2000-2008, il a littéralement explosé depuis pour atteindre une moyenne annuelle de 58,4 milliards d’euros entre 2009 et 2017 19. L’industrie explique à elle seule une large part de notre déficit commercial : 29,6 milliards en 2017 par exemple pour un déficit total de 57,9 milliards.
Or l’industrie est un secteur stratégique indispensable à un pays développé. Dans le cas de la France, il représente 80 % de l’investissement en recherche-développement, 75 % des exportations et la moitié des gains de productivité.
Comment peut-on être libre-échangiste ?
– Le conservatisme social de beaucoup de ses membres, peu sensibles de ce fait aux inégalités et à la détresse des vaincus de la mondialisation ;
– Le conformisme intellectuel en vertu duquel il vaut mieux, pour faire carrière, avoir tort avec tout le monde que raison dans son coin,
le protectionnisme, en dépit de sa signification étymologique, est paré de toutes les tares régressives, quand le libre-échange est inébranlablement considéré comme un vecteur de progrès systématique et universel.
S’il est un cauchemar pour le travailleur dont l’emploi est délocalisable, le libre-échange a, en revanche, un intérêt évident pour tous les consommateurs puisqu’il permet, même aux foyers modestes, d’atteindre un hyperconsumérisme sans précédent historique.
S’il faut se réjouir, au nom de l’égalité, de l’extension de l’opulence matérielle à toutes les couches de la société, il faut déplorer, encore une fois, les conséquences désastreuses de cette consommation de masse sur le plan environnemental, la désindustrialisation qu’elle sous-tend et le piège que constitue à terme le « low-cost » généralisé .
Les consommateurs sont prêts, à accepter de payer un bien plus cher s’il est produit en France, par patriotisme économique et au nom de l’impératif écologique. Aucun basculement d’ampleur ne se produira toutefois sans une modification du cadre macro-économique décrit plus haut.
Or, force est de constater que rien, dans le programme des principaux partis politiques, ne permet d’espérer ce basculement à moyen terme. Autant dire que, en l’absence de choc externe (monétaire, financier ou… sanitaire ?) la tendance au déclin consenti de notre base industrielle à toute chance de se poursuivre.