Histoires et secrets d’Alsace
Savoir-faire ancestral : à Strasbourg, des artisans font chanter les cloches depuis 117 ans
Il n’en existe que trois en France : à Strasbourg, une des dernières fonderies de cloches d’édifice perpétue un savoir-faire plusieurs fois centenaire. De la plus petite chapelle à la plus haute cathédrale, du village alsacien à une métropole vietnamienne, une poignée d’artisans œuvre à perpétuer des traditions ancestrales. Ce faisant, la société Voegele fait résonner notre ville comme personne.
Sur la route des Romains, à Koenigshoffen, il y a un hangar, dont l’aspect extérieur est d’une banalité confondante. Il est adossé à une maison rouge à colombages, nettement plus jolie.
Mais on ne va pas s’intéresser ici à l’esthétique des façades de l’ouest strasbourgeois. Quoique : à cette façade-là est suspendue une cloche. Et ce qui se trame à l’intérieur pourrait bien y être directement lié.
C’est ici qu’est établie la société André Voegele. Dans l’atelier, des artisans cravachent : ils entretiennent un patrimoine ancien et créent celui de demain. De leurs mains, ils façonnent un peu d’un sacré que l’on pensait confiné à des siècles passés.
On a poussé les portes de l’atelier et rencontré Julien Calcatera, gérant de cette petite société fondée en 1908 et au savoir-faire hors norme. Ce faisant, on a eu comme une impression de plonger un petit peu hors du temps.
« On fait tout de façon artisanale et à l’ancienne »
L’ambiance toute particulière de l’atelier détonne avec le brouhaha extérieur. Peut-être est-ce dû aux maitresses des lieux, disséminées çà et là, et dont la présence semble envelopper quiconque s’aventure par ici. De temps en temps, les étincelles d’une scie circulaire se reflètent dans leur alliage de cuivre et d’étain.
Au milieu de ces cloches, car c’est bien de cela qu’il s’agit, Julien Calcatera arpente l’atelier. Lorsqu’il s’arrête devant l’une d’elles, il a toujours une petite histoire à raconter. Celle-ci, par exemple, posée sur une palette et qui ne se fait pas bien remarquer, a été trouvée derrière l’escalier d’une église dans les Alpes.
La paroisse pense alors à s’en débarrasser : elle est fêlée et cela fait bien longtemps que le village vit au son d’une autre cloche. Mais pour les professionnels, hors de question : elle est datée de 1584. Alors en attendant une restauration bien méritée, elle est là, sur cette palette.
À l’origine, l’entreprise strasbourgeoise est dédiée aux accessoires et à l’installation de ces objets pas comme les autres. Il faut attendre l’an 2000 pour que André Voegele, alors gérant, décide de fondre les cloches sur place. Et ce savoir-faire n’est pas répandu : en France, il n’existe que trois fonderies de cloches d’édifice.
Chacune a sa façon de travailler : « Nous, on fait tout de manière artisanale et à l’ancienne. Les méthodes de fabrication qu’on utilise remontent au Moyen Âge. » S’il y a bien évidemment eu des adaptations, notamment en ce qui concerne l’énergie utilisée, le travail des artisans est manuel : « On utilise une planche installée sur un axe, des matériaux naturels, de l’argile. »
En Alsace, cet artisanat ne date pas d’hier. Au 18e siècle déjà, Strasbourg voit une importante dynastie de fondeurs réaliser des cloches d’édifice. Au 19e siècle, le flambeau est repris à Colmar. Mais le territoire abrite des cloches bien plus anciennes.
Dès le 14e siècle, la plupart d’entre elles sont fabriquées par des artisans venant d’un peu plus loin, d’un petit coin du sud de la Lorraine. Chaque année, à l’arrivée des beaux jours, ils prennent la route et arpentent l’Europe pour fabriquer des cloches : à l’époque, tout se fait sur place, au pied de l’édifice en question. Le TGV n’existe pas, les camions non plus.
« Il n’y a pas deux cloches identiques »
Aujourd’hui, si les équipes de Julien Calcatera conçoivent les cloches dans leur atelier de Koenigshoffen, il leur arrive encore de procéder à la coulée de celles-ci en extérieur. À la manière de leurs précurseurs, ils se déplacent alors dans les villages, à côté des édifices.
Et une fois la cloche réalisée, il faut l’installer. Puis l’entretenir. Et parfois la réparer, et même la remplacer. Lorsque cela arrive, on parle de refonte. Une des grandes cloches de la cathédrale de Strasbourg s’est fêlée il y a une quinzaine d’années. La société Voegele est alors chargée de sa refonte :
« Lorsqu’on refait des cloches qui sont fêlées, on peut reprendre le métal. On peut faire la même note, tout pareil. Mais pour le moule, on repart de zéro : on le fabrique à partir d’un tracé sur une planche. Tout cela fait qu’il s’agit à chaque fois d’un modèle unique. Il n’y a pas deux cloches identiques. »
Dernièrement, l’entreprise a restauré le joug du bourdon de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg – c’est la pièce de bois qui soutient la cloche. Et ce n’est pas rien… le bourdon de la cathédrale, c’est un beau bébé : près de neuf tonnes pour plus de deux mètres de hauteur, le tout daté de 1427.
Un colosse que les équipes de Julien Calcatera visitent régulièrement pour son entretien, comme c’est le cas des autres cloches de la cathédrale, réparties entre le beffroi, la flèche et la tour Klotz.
Nous, lorsqu’on entend tout ça, on se dit naïvement qu’on aurait le souffle coupé à travailler dans les entrailles des plus beaux monuments. Julien Calcatera, lui, évoque l’aspect pratique : « Les clochers ne sont pas les endroits les plus simples pour travailler, déjà il faut monter. Il peut faire très froid ou bien très chaud, ça peut être très sale… il faut une bonne motivation, et garder à l’esprit qu’il s’agit d’endroits super intéressants auxquels tout le monde n’a pas la chance d’avoir accès. »
Les cadres d’exception et les lieux chargés d’histoire, ça fait partie du métier. Et c’est qu’il en a vu, du clocher. Les cathédrales de Metz, Nice, Troyes, la basilique Notre-Dame de la Garde à Marseille : tous ces lieux hors norme ont en commun d’avoir vu l’équipe strasbourgeoise chouchouter leurs cloches.
Comble de la classe, l’entreprise a récemment pris part au chantier du siècle. Après l’incendie, les cloches de Notre-Dame de Paris n’ont heureusement pas été endommagées, mais leur motorisation a été touchée : « On a retiré les huit cloches de la tour nord, dont l’intérieur devait être refait. » Les artisans alsaciens participent ensuite à leur transport, remplacent la motorisation détruite par l’incendie, et réinstallent les cloches à la fin des travaux.
D’ailleurs, leur expertise est non seulement reconnue en France, mais aussi à l’étranger. De l’Espagne au Vietnam, en passant par l’Allemagne, l’entreprise a déjà travaillé dans de nombreux pays !
Du noyau à la chape, en passant par la fausse cloche
Mais alors concrètement, comment fabrique-t-on une cloche ? Eh bien, ce n’est pas une mince affaire, et cela prend généralement plusieurs mois.
Tout part d’une planche de bois. Une fois que celle-ci est taillée sur le profil de la future cloche, elle est montée sur un axe. Lorsque la planche, en tournant sur son axe, racle le mélange d’argile et de crottin de cheval utilisé pour le moule, elle façonne ce qui deviendra le noyau. Par-dessus, une deuxième couche d’argile constitue la « fausse cloche ». Elle fait apparaitre pour la première fois la forme de la cloche finale.
C’est là que les équipes de la société Voegele viennent déposer les décorations de cire qui agrémenteront la cloche. Et des ornements sur les cloches, il y en a toujours eu. Selon les époques, les cloches se sont contentées d’une inscription ou deux et de quelques petits décors, ou au contraire du pedigree complet des financeurs.
Aujourd’hui, on revient à quelque chose d’un peu plus simple, même si Julien Calcatera se souvient de quelques excentricités : « On a coulé deux cloches neuves pour les deux clochers d’un village dans les Alpes-de-Haute-Provence. Le maire a voulu que le nom des cloches soit le nom des deux montagnes qu’il y a de chaque côté du village, et sur les cloches il nous a fait marquer le nom du village et le code postal… pourquoi pas ? »
Et c’est précisément ce qui prend du temps ! Une cloche, ça dure des décennies, et même des siècles. Alors tout le monde doit se mettre d’accord sur ses caractéristiques. En Alsace, le diocèse de Strasbourg prodigue des conseils aux églises catholiques, mais les artisans peuvent aussi se renseigner auprès d’expert(e)s pour ce qui est des autres régions – car chaque territoire a ses propres traditions. Profil musical, taille, décors, inscriptions… tout a une signification et rien n’est à prendre à la légère.
Une fois que tout le monde s’est mis d’accord, on passe à la suite de la conception, en créant une « chape ». Façonnée par-dessus la fausse cloche, elle constitue une sorte de carapace.
Juste avant la coulée, les artisans séparent ces trois parties et se débarrassent de la fausse cloche. Ce faisant, ils libèrent un espace entre le noyau et la chape, dans lequel le bronze viendra se loger.
Et voilà comment, à partir de méthodes traditionnelles empruntées aux plus anciens fondeurs du Moyen Âge, Julien Calcatera et ses équipes perpétuent un artisanat hors norme, contribuent à la transmission d’un savoir-faire ancestral et entretiennent un patrimoine précieux.
Tendez l’oreille : qui sait ? La cloche que vous entendez tinter, dans un village alsacien ou à l’autre bout du monde, a peut-être été façonnée dans ce petit hangar banal juste là, au bord d’une route de Koenigshoffen.