Julien Dupont-Calbo – Les Echos –
La marque aux chevrons fête ses cent ans. L’occasion de revenir sur l’épopée Citroën – qui, en quinze ans seulement, devint l’un des plus gros industriels européens avant de s’écrouler en quelques mois. Une leçon de l’histoire automobile qu’Elon Musk et Tesla feraient bien de potasser…
En 1929, Citroën compte 32.000 salariés, pèse 42 % de la production française et a tissé une toile industrielle dans toute l’Europe.
Que restera-t-il de Tesla dans cent ans ? Tout dépendra des prochaines années, celles qui enverront le fabricant de voitures électriques et Elon Musk dans le livre d’or de l’automobile ou dans les oubliettes de l’histoire – selon que le Californien parvienne ou non à proposer une gamme complète et abordable en résolvant son souci lancinant de production. Afin de maîtriser son destin, le nouveau trublion du secteur ferait bien de méditer les heurs et malheurs de Citroën.
La marque aux deux chevrons fête en ce moment son centenaire. A cet âge respectable, Citroën demeure une icône de l’industrie française. Ce qui est moins connu, c’est que la marque était dans ses vertes années une empêcheuse de tourner en rond. Et André Citroën, le père fondateur, un proto-Elon Musk des Années folles, même si la presse américaine l’appelait à l’époque « le Ford français ».
Démocratiser l’auto
Pour mieux saisir le parallèle entre André et Elon, il faut se rendre dans le dédale d’entrepôts jouxtant Roissy. La visite du conservatoire André Citroën permet de comprendre l’envol et la chute du constructeur de Javel.
En 1919, le polytechnicien français, qui avait monté l’une des plus grosses usines d’obus du monde durant la Grande Guerre, lance les Automobiles Citroën avec en tête la volonté de proposer des voitures populaires – le but avoué de Tesla étant de rendre la voiture électrique accessible. « Mon grand-père voulait démocratiser l’auto », nous confirme Henri-Jacques Citroën. Son aïeul sortit son premier modèle quelques mois après l’armistice de Rethondes. Un pavé dans la mare : la 10 HP Type A, c’est la première voiture européenne de grande série, prête à l’usage, avec des phares, une roue de secours et un démarreur électrique dans la version de base.
Tesla, l’enfant terrible de l’automobile
Parti sur les chapeaux de roue, Citroën creuse sans relâche son sillon de l’innovation. Monsieur André invente les crédits auto, révolutionne la réclame en affichant son nom, plusieurs années durant, sur la tour Eiffel, monte les croisières noire et jaune suivies dans tous les cinémas français, inaugure la voiture en acier, le moteur flottant et la traction avant en Europe, crée le premier réseau de concessionnaires exclusifs ou soigne les acheteurs de véhicules utilitaires, le service après-vente et l’entretien…
La méthode du pionnier universel paie : en 1929, Citroën compte 32.000 salariés, pèse 42 % de la production française et dispose d’une toile industrielle dans toute l’Europe. En 15 ans seulement, Citroën est devenu un poids lourd du palais Brongniart. Comparé au succès d’André, Elon reste pour le moment un amateur.
Plus dure sera la chute…
Mais l’intendance ne suit pas. Si Citroën sait fabriquer des voitures à la chaîne plutôt mieux que les autres, les finances sont moins florissantes. André Citroën demandait à ses directeurs d’utiliser systématiquement 100 % de leur budget, réclamait des prises de risque permanentes, voyait toujours les choses en très grand. Amateur de casino, il a pu lui arriver de laisser une voiture en pourboire… Malgré son succès commercial, la cigale Citroën reste dépendante des banques.
Le crash intervient quelques années plus tard. Ebaubi par la nouvelle usine de Renault, à Boulogne-Billancourt, André Citroën décide de refaire celle du quai de Javel de fond en comble, en quelques mois. Alors que la crise économique des années 1930 frappe la France et le marché automobile, alors qu’il dépense déjà des fortunes pour concevoir la fameuse Traction Avant. Pris à la gorge par les banquiers, André Citroën perd sa créature. La famille Michelin prend le volant en 1935. Le fondateur s’éteint presque aussitôt, les poches vides. La fourmi Renault reprend son sceptre de premier constructeur français, et Citroën appartient aujourd’hui à Peugeot, l’industriel doubiste qui ne pesait pas grand-chose à l’époque.
Citroën, la vie sans DS
Citroën, Tesla, même combat, même issue ? André Citroën et Elon Musk ont fait bouger les lignes de l’industrie. Tous les deux sont des communicants hors pair. Tous les deux sont des vedettes. Et tous deux ont ou avaient besoin d’un petit angelot sur leurs épaules, capable de leur souffler assez fort à l’oreille qu’il faut parfois se plier aux exigences du réalisme. Le garde-fou d’André s’appelait Georges-Marie Haardt. Il est mort fiévreux en 1932, à la fin de la Croisière jaune. Avec lui, jure Henri-Jacques Citroën, l’affaire familiale n’aurait peut-être pas fait faillite et succombé à sa fuite en avant.
Deux générations plus tard, Elon Musk innove aussi à tous crins, s’éparpille parfois, consomme ses directeurs comme des mouchoirs jetables et reste, surtout, très dépendant de ses investisseurs – étant quasiment toujours déficitaire. Ces créanciers ont misé, souvent gros, sur le succès à long terme de Tesla. S’ils se déjugent devant la difficulté de s’implanter pour de bon dans l’épuisante industrie automobile, le vent peut tourner très vite pour le constructeur californien, qui sera alors forcé de trouver un giron accueillant faute d’avoir su mûrir. Pour ne pas voir l’histoire se répéter à un siècle d’écart, Tesla doit retenir la leçon de Citroën.
Julien Dupont-Calbo