Devenir antifragiles
Le black-out de la péninsule ibérique a mis en lumière l’extrême fragilité de nos économies hypercentralisées. C’est l’occasion pour chacun de définir ses besoins de base et de s’assurer de pouvoir les satisfaire de manière autonome.
Par Gaspard Koenig (Philosophe) Publié le 6 mai 2025
La coupure d’électricité brutale qui a affecté pendant près de vingt-quatre heures l’Espagne et le Portugal devrait nous faire réfléchir au-delà de la question énergétique. La population a été prise au piège dans les ascenseurs et les trains, soudain à l’arrêt. Plus de ligne téléphonique ni de connexion Internet, plus de feux rouges pour réguler la circulation, plus d’accès aux comptes en banque ni de retraits au distributeur, plus de cloud pour stocker les données et, dans certains cas, plus d’eau, faute de pompes. Dans ces circonstances, un simple digicode devient un obstacle insurmontable. Les amateurs de la smart home entièrement domotisée se retrouvent bien bêtes devant une porte qui ne s’ouvre pas, des volets qui ne se ferment pas ou des robinets qui ne coulent plus. C’est l’occasion pour chacun de se demander ce qu’on peut encore faire sans électricité, et peut-être de retrouver, comme Richard Gere dans « Pretty Woman », le plaisir d’une bonne vieille clé en acier.
Quelle qu’en soit la cause, cet événement miraculeusement sans victime directe nous rappelle que l’impossible est toujours possible. Nassim Taleb, fin connaisseur à la fois de la finance contemporaine et de la littérature antique, lui a toutefois dénié son célèbre concept de « cygne noir » : les black-out, coupures générales d’électricité, obéissent en effet à des lois statistiques ; elles sont impensables mais pas improbables… contrairement à l’événement de type « cygne noir » qui échappe à tous les modèles. On n’aurait pas pu prévoir le black-out, mais on aurait dû s’y attendre.
S’adapter à l’imprévu
Un autre concept de Nassim Taleb reste pertinent : celui d’antifragilité. Pour le penseur des probabilités, le contraire du fragile qui rompt n’est pas le solide qui résiste, mais l’antifragile qui s’adapte à l’imprévu et se transforme en absorbant les chocs qu’il reçoit. C’est le roseau pascalien qui ploie sous le vent ou le philosophe stoïcien sur son promontoire, indifférent aux tempêtes. Les événements ibériques ont jeté une lumière crue sur l’extrême fragilité de nos économies hypercentralisées. S’ils avaient duré quelques jours de plus, les centres urbains auraient rapidement été privés de nourriture, d’eau, d’information et de moyens de fuite. Le chaos se serait emparé de la société. Voilà qui devrait nous faire prendre conscience qu’en temps normal, nous circulons, bâfrons et binge-watchons avec au-dessus de la tête l’épée de Damoclès de la cyberattaque, du sectionnement de câble sous-marin ou d’un mauvais hasard.
Quand l’impossible est possible, le nécessaire devient indispensable. Chaque organisation, chaque foyer, chaque individu devrait passer son propre test d’antifragilité en définissant ses besoins de base et en s’assurant de pouvoir les satisfaire de manière autonome. Plutôt que de se moquer des survivalistes, il faut comprendre leur démarche. Le but n’est pas de construire une société d’ermites autosuffisants, bien illusoire en cas d’effondrement général, mais d’assurer une « résilience locale », pour reprendre l’expression d’Agnès Sinaï et Pablo Servigné. Celle-ci peut et doit impliquer des mécanismes d’échange, y compris sous forme de troc. La résilience locale est sans nul doute moins efficiente que nos grands systèmes optimisés, faits de synergies et d’économies d’échelle. Mais elle assure une stabilité qui n’a pas de prix.
Survivre hors du réseau
La perspective de pouvoir survivre hors du réseau n’offre pas seulement une assurance contre les black-out. Elle permet de bien vivre ici et maintenant. On peut d’autant mieux profiter des bénéfices incontestables offerts par l’interconnexion planétaire qu’on sait comment s’en affranchir. C’est toute la logique stoïcienne dont s’inspire Nassim Taleb : jouir sans restriction du monde, en ayant conscience que l’on peut à tout moment s’y soustraire.
On n’aurait pas pu prévoir le black-out, mais on aurait dû s’y attendre.
Pour ma part, si tant est que l’effondrement ne me surprenne pas dans un lointain salon du livre, je commence à être assez bien équipé. J’ai à disposition un forage pour l’eau, des panneaux solaires pour l’électricité, des copeaux de bois pour le chauffage et un potager pour l’alimentation. Peut-être pourrai-je aussi échanger une chronique locale contre des oeufs et du beurre… Quelques jours après la coupure d’électricité, j’ai reçu un message cynique mais efficace de mon installateur de panneaux solaires me proposant d’acheter des batteries : « Restez alimenté pendant les coupures. » Transformer chaque maison en usine de production électrique serait évidemment un non-sens écologique. Mais s’assurer les quelques kilowattheures nécessaires pour faire marcher la pompe à eau, le frigo et la lumière me semble existentiellement raisonnable.
Plutôt que de se moquer des survivalistes, il faut comprendre leur démarche.
Les entreprises ont sans doute intérêt à imaginer sérieusement leurs propres procédures. Goldman Sachs avait prouvé sa diabolique ingéniosité lors du passage de l’ouragan Sandy à New York en 2012 : son immeuble était resté éclairé alors que le reste de la mégalopole plongeait dans le noir. Les rusés financiers avaient simplement pensé à prévoir des sacs de sable et des générateurs…
Cet exercice de préparation, outre son intérêt intellectuel, aura au moins une vertu morale : nous donner le sens de l’indépendance. La garantie d’une autonomie minimale permet de prendre ses distances par rapport au pouvoir central, qu’il soit économique ou politique. Si je peux me déconnecter, je peux aussi me rebeller. L’antifragilité rend plus libre !
Gaspard Koenig est philosophe.