Située à Creil (60), la clouterie Rivierre propose des visites pour les individuels et pour les groupes. Accompagnés d’une guide, nous avons pour le blog déjà découvert la dernière usine française de clous, semences et pointes, à Creil
Cette entreprise classée Entreprise du Patrimoine Vivant est toujours en activité. Ses ouvriers nous avaient montrés leur savoir-faire unique !
Trois siècles d’économie à travers un clou
LES ECHOS sous ce titre par Jean-Marc Vittori
Une minute de travail produit 3.500 fois plus de clous aujourd’hui qu’à la fin du XVII e siècle. Le progrès a été partout : en amont, dans la technique et, surtout, dans l’organisation.
« Le nombre de clous produits par minute de travail humain est 3.500 fois plus élevé qu’à l’ère des clous faits main », explique l’économiste américain Daniel Sichel
une épopée de trois siècles, qui révèle que le clou comptait autrefois autant dans l’économie… que l’ordinateur aujourd’hui.
Daniel Sichel, un ancien de la Réserve fédérale des Etats- s’est en effet passionné pour le clou, objet souvent considéré comme insignifiant.
« Ça ne vaut pas un clou », ça ne vaut rien…
Ce ne fut pas toujours le cas. Il y eut un temps où le clou était précieux. Au XVIIIe siècle, il arrivait qu’on brûle une maison en bois abandonnée pour récupérer dans les cendres les clous qui avaient servi à la bâtir.
Baisse vertigineuse
Que s’est-il alors passé en un siècle et demi, pour que l’ingaspillable perde l’essentiel de sa valeur ? Une baisse impressionnante des prix. C’est ce que montre Sichel dans son travail (« The price of nails since 1695 : a window into economic change »,
Autant que l’informatique
La conclusion est simple : « De la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, les prix réels des clous ont été divisés par dix par rapport à l’ensemble des prix à la consommation. » La recherche pour en arriver là a été plus compliquée.
Le poids des clous dans le PIB américain (en %)source : « The price of nails since 1695 : a window into economic change », par Daniel Sichel, Working paper n°29617, décembre 2021
Avec cette baisse massive des prix, le clou pèse beaucoup moins lourd dans l’économie. Aux Etats-Unis, il fait aujourd’hui moins de 0,01 % du PIB contre 0,4 % il y a deux siècles, selon les chiffres de Sichel. C’est à peu près le poids des achats de matériels informatiques par les particuliers (0,3 % du PIB) ou de leurs dépenses en transport aérien (0,5 %).
Forgeron, brevets et machines
Cet effondrement des prix vient d’une production plus efficace , on parle de « gains de productivité . Les progrès ont eu lieu tout au long de la chaîne de production. En amont, la métallurgie du fer puis de l’acier a beaucoup progressé, en particulier à la fin des XVIIIe et XIXe siècles. L’amélioration a aussi porté sur les sources d’énergie, avec le passage de la force animale ou hydraulique à la vapeur puis à l’électricité.
Sans gains de productivité, point de salut
Le progrès a ensuite été technique, avec la transformation des outils. Au XVIIe siècle, le forgeron fabriquait les clous, un par un, en chauffant le fer puis en le frappant. A la fin du XVIIIe siècle, des brevets sont déposés pour des machines découpant les clous dans de fines plaques de fer. Un siècle plus tard, l’industrialisation de la production d’acier change à nouveau la donne. Les clous sont désormais fabriqués à partir d’un fil tiré d’une bobine d’acier.
Moitié moins lourds, ils sont moins chers à transporter.
Facteur 3.500
Le progrès vient aussi, et peut-être surtout, de l’organisation du travail. Impossible ici de ne pas penser à la fameuse « Richesse des nations », d’Adam Smith. L’économiste écossais commence en effet son livre publié en 1776 par la description minutieuse de la division du travail pour fabriquer un produit proche du clou, l’épingle. « Un homme tire le fil, un autre le redresse, un troisième le coupe, un quatrième l’affûte, une cinquième en aiguise l’extrémité pour recevoir la tête »…
Une équipe de dix personnes fabrique ainsi 48.000 épingles par jour, soit 4.800 par personne, alors que, isolément, chaque personne « n’aurait certainement pas été capable de faire vingt, peut-être même une seule épingle par jour ». Sichel aboutit à des chiffres du même ordre : actuellement, « le nombre de clous produits par minute de travail humain est 3.500 fois plus élevé qu’à l’ère des clous faits main ».
Remontée des prix
William Nordhaus, un autre économiste, qui a reçu le « Nobel d’économie », s’était livré à des calculs du même genre. D’après ceux-ci, l’éclairage par lampe fluorescente est 500 fois plus efficace que celui des lampes à huile de baleine, le nec plus ultra d’il y a deux siècles – et les LED apparues depuis sont encore plus efficaces. De même, le calcul par ordinateur serait au bas mot 1.700 milliards de fois plus performant que le calcul manuel…
Le prix réel du clou, en dollars 2012 source : « The price of nails since 1695 : a window into economic change », par Daniel Sichel, Working paper n°29617, décembre 2021
Mais le progrès n’est pas éternel. Daniel Sichel montre une remontée du prix des clous depuis les années 1930, comparé à la moyenne des prix. Il l’explique notamment par une hausse du prix relatif de l’acier, qui augmente comme celui d’autres matières premières. Il souligne aussi que ce mouvement est en trompe-l’oeil, car les prix qui augmentent sont ceux des clous fabriqués aux Etats-Unis… et reflètent donc surtout la montée en gamme des industriels américains depuis plusieurs décennies pour échapper à la pression des importateurs. Le prix des clous raconte une histoire fascinante. Mais comme tous les chiffres, ils ont leurs limites.