Maîtres et compagnons se trouvaient réunis autour de la même table ; mais comme leurs points de vue étaient assez différents, dès le début du XVIe siècle, les compagnons imprimeurs parisiens éprouvèrent le besoin de s’organiser à leur tour en confrérie, 33 ans après l’introduction de l’art nouveau. Ils trouvèrent un accueil favorable à la commanderie de Saint-Jean-de-Latran, filiale du tout puissant ordre de Malte. Située dans le quartier de l’Université, c’était là l’asile idéal, un lieu privilégié où seul le commandeur avait droit de police sur son territoire. Les compagnons avaient également choisi saint Jean comme patron, ils avaient eux-mêmes leurs fêtes particulières et leurs propres cérémonies.
Les moines avaient mis une chapelle à leur disposition, laquelle ne servait pas seulement à la célébration d’offices religieux, à la grande colère des patrons imprimeurs et de la prévôté.
Ces compagnons s’estimaient les égaux de leurs maîtres – ecclésiastiques ou libraires – et c’est pour affirmer ce sentiment qu’ils tenaient si fort au titre de « suppôts de l’Université de Paris » qu’on leur voit reproduire en tête de toutes leurs requêtes et qui ne constituait guère qu’un titre symbolique. Il n’obtinrent jamais d’être traités ainsi mais ils ne s’en sentirent jamais humiliés et pour marquer qu’ils n’entendaient pas être considérés en citoyens diminués, ils s’entêtèrent à venir au travail l’épée au côté, malgré toutes les interdictions et sentences rendues contre eux pendant plus de trois siècles. Ils montraient ainsi qu’ils se considéraient comme les égaux des privilégiés auxquels on accordait le port de cette arme.
Le pouvoir se durcit et le 25 août 1539, en pleine grève de l’imprimerie, François Ier supprima radicalement toutes les confréries par une ordon-nance de six articles dans laquelle il est précisé : « sous peine de confis-cation de corps et de biens ». Cela n’empêcha pas les typos de continuer de se réunir.
Ainsi naquit une tradition collective au sein de l’activité typographique. Activité dans laquelle la technique liée à la diversité des textes forme les éléments essentiels d’une inconsciente initiation menant inéluctablement à un cheminement à la fois social et spirituel.
Pour tenter d’expliquer nos traditions, je n’évoquerai que quelques sujets, ne pouvant embrasser en peu de mots une pratique élaborée, enrichie, au cours de plus de six mille années d’existence de l’écrit, dont plus de cinq siècles de typographie.
Dans notre métier, un peu comme en fonderie, tout est inversé ; le féminin devient masculin. Espaces et interlignes sont au féminin lorsqu’il s’agit de morceaux de plomb et changent de genre quand la feuille est imprimée. D’autres termes s’inversent comme la division devenant union. Division sur le plomb et trait d’union sur le papier.
Galerie
Le mot galerie sous-entend une activité cachée, souterraine, obscure. Pourtant, la galerie est toujours située en étage, à moins que l’aisance des locaux ne la place en rez-de-chaussée. Telles des graines qui germent dans l’obscurité pour apparaître à terme en pleine lumière, les mots naissent, germent, croissent et se multiplient dans la galerie. Les graines, bonnes ou mauvaises donneront le bon grain ou l’ivraie de même que les lettres assemblées formeront des mots et des maux. Ici rien ne se crée tout se transforme sans obligation d’épater la galerie.
Composition
Pourquoi ce mot ; pourquoi n’avoir pas choisi transcription, constitution ou bien encore élaboration ? Comme un devoir d’école, une création artistique, une fabrication, la composition est un assemblage complexe d’éléments simples, à l’image de la vie.
Justification
Après avoir été composée, la ligne est justifiée. Elle devient juste. Juste dans le respect des proportions, juste dans le respect de la pensée de l’auteur.
Imposition
Les lignes sont composées, justifiées, la page est montée. On l’impose en la contraignant sur le marbre à s’insérer dans un châssis. On l’enchâsse telle une gemme ou une relique ; comme un guérisseur impose les mains pour chasser le mal, le typo impose le texte pour chasser l’obscurantisme.
Épreuve
Tirer une épreuve ; épreuve de la vérité, épreuve qu’il faut passer puis dépasser. La vie n’est-elle pas composée d’épreuves successives ? Bien des épreuves sont nécessaires avant de réussir… ne serait-ce qu’un examen.
Impression
Imprimer, affirmer, frapper, écraser le papier afin que les mots le pénètrent, le marque de leur empreinte. On est bien dans la pesanteur du plomb, loin de l’aérien glissement de la plume ou du calame sur le parchemin ou le papier ; loin du dépôt d’encre des autres procédés d’impression. Il y a dans l’impression typographique quelque chose de définitif ; la volonté de laisser sa trace.
Lettres
Comment ne pas parler des lettres, de la lettre ; élément fondamental sans qui rien n’existerait.
Lorsqu’à la fin du XVe siècle, la typographie fut répandue, une révolution s’opéra : la redécouverte des lettres latines, issues de la gravure lapidaire romaine, qui détrônèrent les lettres alors en usage. À cette époque, chaque lettre capitale doit s’inscrire dans le corps ou le visage humain. D’une perfection encore inégalée, ces lettres se classent dans la famille des humanes et servent principalement à la composition d’ouvrages de qualité devant défier les siècles. Bel exemple d’un moderne devenu classique.
Caractère
Dans le vocabulaire typographique, la lettre est considérée comme un individu. Caractère en est le terme générique et l’on comprend aisément ce qu’il désigne. On l’appelle aussi type, d’où typographie : écrire avec des types, des sortes, chacune adaptée au sujet à traiter. Caractères féminins, solides, rigoureux, choquants, etc.
Le caractère, le type, a un corps, gros ou petit, c’est sa taille. Il possède également un œil : c’est ce qu’on voit sur le papier, ce qu’on lit. Il a une tête en haut et un pied en bas. Ce qui est plus subtile, c’est l’approche, ce sont ces blancs placés de part et d’autre de l’œil et qui permettront à la lettre d’être à la fois visible et lisible ou qu’elle soit placée, auprès de quelque autre lettre. C’est cette approche sympathique qu’a tel individu pour tel ou tels autres, quelle que soit sa fréquence d’utilisation ; qu’elle soit grasse, maigre, étroite ou allongée.
Composteur
Modeste outil à coulisse, c’est en lui que se forment les mots. C’est lui qui assure la justification. C’est le passage obligé, le prolongement de l’esprit au travers de la main. Composteur, compost, Compostelle, stella ; étoile née du compost après un long cheminement. Texte cohérent, lisible, né de la casse.
Casse
La casse, cette grande casserole pendue dans la cheminée et dans laquelle cuit la soupe qui nourrira les corps à l’instar de la casse typogra-phique, chargée de la matière initiale, le compost, duquel naîtront et renaîtront les mots, tous les mots pour nourrir les esprits. La casse, ce lieu où tout est cassé car trop bien rangé, compartimenté. La casse, lieu d’ordre d’où naîtra le désordre organisé du texte.
Cette casse sert à la composition comme à la dé-composition, la distribution. Naître, mourir et renaître. La même lettre servira, resservira, jusqu’à ce que fatiguée, usée, elle soit régénérée. Purifiée par le feu, refondue, elle renaîtra de ses cendres… mais sous quelle forme ? Il est à noter que la casse parisienne compte cent quinze cassetins dont un sans destination particulière que l’on nomme le cassetin au diable.
Dans la pratique, la composition typographique est à l’image de la vie : composition, décomposition, résurrection. La casse ne serait-elle pas ce fabuleux compost où couve le feu secret de la résurrection ? L’ordre né du chaos ?
Tel un pèlerin qui souffre sur les chemins, le typo se chargera de coquilles et de bourdons, tirera épreuve sur épreuve, rectifiera, corrigera, unifiera.
Galée
Galilée. Aller en Galilée ou à Saint-Jacques ; marche qui n’en finit pas. Marche vers une région lointaine parsemée d’embûches, d’incidents divers et nombreux comme une composition dont les lignes s’accumulent sans fin dans la galée. Galée c’est aussi l’orthographe ancienne de galère. Galère dans laquelle le rameur souffre pour avancer vers on ne sait quoi. Galliot du Pré, imprimeur du XVIe siècle prit ce vaisseau pour marque. Il y ajouta une maxime : « Vogue la Guallée », qui résume l’activité du compositeur et l’esprit du métier.
Coquille
Erreur, mot vide de sens comme la coquille vide d’une noix, d’un œuf, d’un mollusque. Mot vide, non habité comme une coquille Saint-Jacques servant de cendrier. Coquille à la fois convexe et concave dont les stries partent d’un point à la manière du texte à l’envers sur le plomb et qui imposé, imprimé, rayonnera à l’endroit sur le papier.
Dans d’autres métiers, on entend parfois : faire une couille. Ce n’est en fait qu’une coquille du mot coquille auquel on a omis le Q.
Bourdon
Partie d’un texte oublié ; omission. Étape non franchie par manquement, qui nécessitera la correction. Sur l’épreuve, le correcteur tracera un signe symbolisant le bourdon du pèlerin, ce long bâton surmonté d’une gourde. Celui qui fait une bourde ne serait-il qu’une grosse cloche ? Cloche elle aussi appelée bourdon ?
Lorsque l’ouvrage est terminé, que le pèlerin est arrivé, il faut revenir. Le typo nettoiera, démontera, rangera chacun des éléments puis, plus ensei¬gné, recommencera un autre travail qui, de toutes manières, ne se déroulera jamais de la même façon.
__
Distribution__
Distribution, le retour, remonter le temps. Retour sur soi et retour dans le temps. Défaire sans faillir ce qu’on a patiemment construit. Décomposer en éléments simples afin de réalimenter la dévorante casse en distribuant à chaque cassetin sa juste nourriture. La distribution est aussi importante que la composition. C’est d’elle dont dépend la qualité de l’autre, elle qui ne laissera aucune trace autre que le souvenir.
Rien n’est jamais définitif, le typo distribue, le pèlerin revient et rien en eux ne sera comme avant.
Entre temps, il chantera le À la que l’on entend encore parfois résonner dans certains ateliers. Derrière cet hymne, cette santé du confrère qui nous est si chère, n’y a-t-il pas l’esprit de la Reconquista ? Cette reconquête de la péninsule ibérique par les chrétiens pour faire disparaître d’Espagne en 1492 toute domination musulmane. Reconquête de Compostelle au moment où l’art typographique se répand en Occident. À la ne prendrait-il pas alors un autre sens, une autre orthographe ?
Si les rapports entre pèlerinage et composition sont présents au quotidien, d’autres rapports, moins évidents font appel aux techniques et pratiques des anciens bâtisseurs, voire à l’alchimie. La galerie pourrait alors s’assi¬miler à l’athanor dans lequel la transmutation du plomb, l’or du futur, mènerait à la feuille imprimée.
Rites et secrets
Vers 1550, la soupçonneuse police genevoise procéda à une enquête au sujet des ouvriers de Robert Estienne, suspectés d’athéisme. Au cours de leur interrogatoire, ces ouvriers furent amenés à donner des détails curieux sur certaines formalités alors en usage. Le compagnon Roy, parti de Lyon à la Saint-Jean précédente avait prêté serment accompagné de versement de fonds : 12 livres dont 8 pour les pauvres. On lui avait demandé sa vie pour ses frères et pour garantir les droits des maîtres et des compagnons ; puis on lui avait présenté un poignard. Il était tenu au secret par jurement. C’est tout ce que pu découvrir la police.
L’essentiel n’a pas été trahi. Il était d’usage d’adouber l’impétrant du plat de l’épée sur l’arrière train montrant ainsi que rien n’est définitif, que tout est précaire, qu’il ne sert à rien de se croire important, que ce qui est entré par le haut ressortira par le bas. C’est en mémoire de cet acte que nous nous mettons parfois la main aux fesses, parfois sans connaître l’origine de ce geste ; rappel à l’initiation.
Plusieurs sociétés secrètes furent créées par les gens du livre. La plus célèbre est l’AGLA à laquelle aurait appartenu François Ier. Dans la casse, dans la partie des capitales les lettres A G L forment un delta la pointe en bas puisque nous sommes dans le domaine de l’envers. Si l’on prend le Zohar, le livre de la splendeur, la première phrase commence par Atha Gibor Leolem Adonaï, « Tu es puissant Seigneur pour l’éternité ». Sébas¬tien Gryphe à Lyon signait ses ouvrages A.G.L. abréviation de Apud Griphum Lugdunum « Chez Gryphe à Lyon ». C’est afin d’échapper à l’Église et à la prévôté que les typos ont emprunté leur vocabulaire et leurs coutumes à toutes les religions. Cela pour l’aspect visible. Pour ce qui concerne la corporation, les affaires étaient tenues secrètes. Souvenons-nous des réunions de la Chambre syndicale typographique parisienne.
Une autre société secrète vit le jour à Lyon sous le nom de compagnie des Griffarins ou Golfarins. Le titre de Goulafre, gouffre d’appétit, était à mériter lors d’homériques banquets. Il s’agit là de nourriture tant matérielle qu’intellectuelle.
Il existe encore de nombreux rapports avec des sociétés ésotériques, notamment avec la géométrie, l’arithmétique, les mesures duodécimales et l’alchimie, mais l’histoire serait trop longue.
Je vous remercie de votre attention. »
Frédéric Tachot