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Emma Carenini : « Se préparer sans cesse à travailler de peur d’avoir à commencer… voici la nouvelle procrastination »
Analyse
La multiplication d’applications comme Todoist, visant à accroître notre productivité, serait le symptôme d’une nouvelle forme de procrastination active, donnant lieu à une nouvelle industrie : l’industrie de la procrastination. Analyse d’Emma Carenini, agrégée de philosophie, fondatrice de l’agence Phronimos, ancienne conseillère en cabinet ministériel et autrice de « Soleil, Mythes, histoire et sociétés » (Le Pommier).
Il existe deux types de procrastinateurs. Le premier est bien connu ; c’est un paresseux. Il retarde la tâche pour ne pas avoir à la faire. Il est de mauvaise foi, s’invente des excuses pour allonger le loisir ou l’oisiveté. Mais il existe un autre type de procrastinateur moins connu : le procrastinateur industrieux, qui ne recule pas devant la tâche, au contraire – il la considère avec beaucoup d’attention, la prépare, la place dans une zone quasiment sacrée. Ce genre de procrastinateur donne lieu à une nouvelle industrie : l’industrie de la procrastination.
9 heures du matin. Sarah ouvre son ordinateur et lance simultanément son « second cerveau numérique » qui propose des templates personnalisables, et un gestionnaire de tâches qui promet une « inbox zéro ». Elle passe vingt minutes à réorganiser ses tags, créer de nouvelles catégories, et déplacer certaines tâches dans un nouveau projet qu’elle vient de créer : « Optimisation de ma Productivité – Q1 2025 ». Une heure plus tard, elle regarde des tutoriels YouTube sur « comment maximiser son efficacité ? ». Il est déjà 11 heures, elle a le sentiment d’avoir bien travaillé, mais en réalité, a-t-elle vraiment « commencé sa journée » ?
Sarah n’est pas paresseuse. Elle est juste minée par l’angoisse des commencements. Elle procrastine pour ne pas avoir à commencer à travailler. Car commencer à travailler, c’est toujours douloureux. « Il faut s’y mettre ». Comme disait Michel Foucault dans L’Ordre du discours, « il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas à commencer » ; un désir de se retrouver d’entrée de jeu tellement prêt à commencer une tâche, que la commencer n’aurait plus rien de redoutable ni d’impressionnant.
Syndrome de la « To do list »
Pour le procrastineur industrieux, la préparation du travail devient une fin en soi. Ici, le procrastinateur retourne la tâche contre elle-même : il l’efface, la relègue à un avenir incertain, au profit de sa préparation. Il est comme le coureur qui s’échauffe au bord du stade : il s’étire, trottine sur place, mesure les distances, vérifie son chronomètre, sans jamais courir sur le stade. Ce procrastinateur est toujours dans les limbes de l’action. Il est à son seuil. Il considère la tâche sans jamais y rentrer. Il voudrait au fond que tous ses préparatifs effacent l’action elle-même.
C’est le fameux syndrome de la « To do list » : avant d’engager tout travail, je m’affaire à le projeter, à le dessiner, à l’organiser en autant de tâches successives et distinctes pour parcelliser, étaler, minimiser l’obstacle principal : le commencement. La « to do list » n’est pas qu’un outil d’organisation. C’est toute une psychanalyse : l’angoisse du commencement. Même Napoléon en souffrait : « Il n’y a point d’homme plus pusillanime que moi quand j’élabore un plan de guerre, écrivait-il au général Berthier ; je m’exagère tous les dangers et toutes les catastrophes possibles… ».
L’angoisse du commencement a donné naissance à une véritable industrie parallèle. Les applications d’optimisation de la productivité se multiplient ; chacune promet d’être la clé qui débloquera tout le potentiel : « Notion » propose des bases de données relationnelles et des systèmes d’exploitation personnels pour connecter toutes vos informations ; « ClickUp » propose des espaces de travail hiérarchisés et des tableaux de temps passé avec objectifs, jalons, rapports de productivité ; « Todoist » propose une inbox où déverser toutes vos tâches dans des projets et des sous-projets infiniment emboîtables ; « Roam Research » nous fait miroiter une pensée enfin organisée.
Cette quête d’optimisation de la productivité se retourne très vite contre elle-même. Sur YouTube, les vidéos « Comment j’organise ma vie avec Notion » accumulent des millions de vues. Des créateurs de contenu construisent des carrières entières autour de tutoriels sur « la meilleure façon d’utiliser ses outils de productivité ». C’est devenu un genre en soi, une forme de divertissement qui donne l’illusion du travail.
Amplification de l’industrie de la procrastination active
Si cette tendance à la « procrastination active » n’est pas nouvelle, Internet l’a considérablement amplifiée. Chaque nouvelle application, chaque nouvelle méthode devient une raison supplémentaire de reporter le début du travail. « Je commencerai vraiment quand j’aurai perfectionné mon système », nous disons-nous, sans comprendre que ce moment ne viendra jamais. À force de perfectionner notre préparation au travail, nous espérons peut-être secrètement que le travail se fera ensuite de lui-même, dans une transparence et une tranquillité enfin reconquises. Les outils de productivité sont devenus une forme de méta-travail, une façon de se sentir productif sans produire.
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Nous avons créé une industrie entière autour de la simulation du travail. C’est le serpent qui se mord la queue : le temps que nous devrions dégager pour nous est accaparé par l’optimisation préalable du travail lui-même. On prend du temps pour préparer le travail, pour le rendre plus facile, pour arriver à la perfection, nous travaillons donc deux fois plus.
Alors, quand préparer le travail remplace le travail lui-même, on se demande : vaut-il mieux privilégier la sophistication de la préparation ou notre capacité à embrasser la peur du commencement ? Peut-être que parfois, il faut simplement commencer, imparfaitement, maladroitement, mais commencer tout de même.