J’ai enfourché mon truck Subaru et taillé la route, fier comme une asperge de printemps, en suivant les bons conseils de Cindy, l’avatar de Google map, relativement larguée par la traduction automatique. Après plusieurs haltes et recommandations bienveillantes d’indigènes surpris par ma pomme égarée, j’ai finalement débarqué au bout d’une route, au milieu d’un maquis hétéroclite, de plantation de thé, de mûriers et de friches protégeant jalousement une paire de bâtiments en vis-à-vis.
Là, un joyeux bric-à-brac renseigne sur l’activité des lieux. Le bronze d’une jeune fille jouxte la porte d’entrée. Rien ne dérange sa lecture alors que je presse la sonnette. Son regard jade et vert-de-gris est perdu dans les lignes d’airain. En attendant qu’on veuille bien me répondre, je reste en compagnie de cette belle liseuse. Échelle un. Tout à sa lecture, le front haut, penchée vers l’ouvrage, une présence troublante. Elle paraît vivante, respirer comme dans un film de Cocteau, comme dans la Vénus d’Ille de Mérimée. Tomber amoureux d’une sculpture. Intérieurement, elle me regarde. Peut-être parce qu’elle est occupée et que je viens la déranger, déranger la quiétude des lieux et son Pygmalion à l’œuvre, bassiner le foyer pour un fromage de chèvre ? Ils me l’avaient tous bien dit. La porte s’entrouvre et laisse passer la tête d’une femme. Son mari ne va pas tarder à revenir. Si je veux bien l’attendre ? Je bafouille. Of course que j’attends. Je vais faire un tour, histoire d’échapper à l’inquiétante liseuse de bronze.
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Bonjour, je suis à la recherche de fromages de chèvre.__
Jun’ichi Kumai, le sculpteur, est là. Un sourire bienveillant s’affiche doucement sur ses lèvres. L’homme est en tenue de travail, d’artiste. Il y a dans son attitude un air de famille, une quiétude partagée, transmise à la jeune liseuse. Setsuko, son épouse qui m’a accueilli une heure auparavant, m’invite à entrer. Nous échangeons un mélange d’anglais, de français et de japonais. Je passe devant la liseuse et c’est comme si elle me dévisageait en coin, suivait mes pas alors que je passe le seuil et que la porte se referme.
Je m’installe sur une petite chaise dans le Genkan, cet espace intermédiaire entre le monde extérieur et l’intérieur de la maison, entre sphères publique et intime. Je suis entouré d’un bestiaire figé dans le bronze, dans la terre, où les chèvres se taillent la part belle. Il y a aussi quelques moutons, des chiens, des sangliers, des bustes, des visages d’enfants, de jeunes femmes, des dessins, des études. J’attends. Jun’ichi s’est éclipsé et revient avec un échantillon de sa production. Les voilà enfin, ces fromages tant désirés. Une gamme comme à la maison, des frais, des cendrés, des secs, comme des Chavignol, des moelleux avec une belle croûte fleurie façon camembert. L’artiste me fait goûter dans l’ordre, selon une palette s’étalant de la fraîcheur, de la douceur de la faisselle, à la poigne et au caractère affermi fermier d’un coulant.
J’hésite et dans le doute j’en prends un de chaque. Setsuko me demande d’où je viens. Français, ah oui ! Mais d’où ? Bourguignon, d’un village près de Vézelay ! Oui nous connaissons bien, me répond-elle. Nous y avons passé quelques jours en 94. Là-dessus, elle me sort un album de photos et me montre les rues du village où j’ai passé mon enfance, les bistrots où j’ai découvert le flipper, le baby-foot, en éclusant, d’abord, des Indiens, puis ensuite des perroquets, des momies. Elleme montre la ferme de Vaufront dans le Val du poirier, un lieu-dit en allant vers le Morvan, où ils ont visité un autre producteur de fromage de chèvre dont je me souviens parfaitement. Un artiste lui aussi, un peintre d’origine polonaise dont les fromages étaient vendus par sa femme en bas du village. Un voyage d’études pour le fromage et la sculpture, et dans les deux domaines la région excelle. La sculpture romane y atteint son apogée avec Autun et Vézelay. Me voilà donc en terrain connu.
Nous évoquons alors la sculpture, la fonderie et les fromages et puis aussi les abeilles. Chaque activité complète les autres. Jun’ichi est né en 1938, dans la préfecture de Saitama. Il a fait l’école des beaux arts de Tokyo, Geidai, puis s’est installé à Uwara avec l’idée de faire de la fonderie. Le Japon dispose d’une grande tradition de fonderie à la cire et au sable. Le sable pour les cloches de temple et la cire pour les bouddhas qui demandent une finition délicate et sont souvent couverts d’or.
Pour survivre, il produit des pendentifs en bois dont le commerce ne suffit pas à rassembler les sommes nécessaires pour constituer l’atelier de ses rêves. Il décroche un prix qui va lui permettre de s’installer dans cette banlieue de Tokyo. Il tâtonne, se forme par lui-même à la technique de la cire perdue. Petit à petit, il maîtrise et ses bronzes sont rapidement remarqués pour leur qualité de tirage, notamment Sanshiro Sugata, un judoka de légende dont Akira Kurosawa fit film.
Il collabore avec des grands noms de l’art moderne comme Churyo Sato pour qui il réalise des pièces de fonderie. Et puis, il s’entoure de chèvres et de mouton même si cette banlieue de Tokyo qui s’emplit, sans cesse, n’est pas forcément l’environnement idéal. C’est qu’il faut les promener en laisse et puis les moutonnes, c’est pas facile à traire. Un jour la radio déclare que c’est le printemps. Comment ça, c’est le printemps ? s’exclame Jun’ichi. Il ne voit plus les saisons filer tant il travaille dans son atelier. Il décide alors de déménager, vers Gunma, une maison retirée dans la montagne. Il emmène ses chèvres et ses moutons.
Mais les pauvres bêtes dépérissent. Le calme et le silence, pour elles devenues citadines, les angoissent terriblement. Voilà qu’elles perdent leurs laines, restent prostrées près de leur clôture à guetter le moindre passage d’une automobile, d’une motocyclette. Jun’ichi réussi néanmoins grâce à l’aide d’un vétérinaire à se constituer un troupeau de trois chèvres. Il abandonne les moutons pour se consacrer à la production de fromages.
Les chèvres servent aussi de modèles. Il les dessine puis réalise des modelages et des petits bronzes. Les ruches, dans le maquis donnent un miel délicieux et la cire que le sculpteur récupère permet de faire les moulages préalables au tirage d’airain. Son art se développe ainsi, au fil de quarante années dans cette région autour de la sculpture. On pourrait dire, non seulement la sculpture est objet, mais elle devient aussi le sujet. Le moyen de rencontrer les habitants alentour. Jun’ichi Kumai, fait les bustes des enfants, des fermiers du coin. Il réalise la liseuse dont le premier tirage, à cause de quelques défauts reste à garder la porte d’entrée de sa demeure alors que sa jumelle trône dans le hall d’entrée d’un lycée à Maebashi. On vient le voir pour commander un buste qu’il réalise d’après photo. Il se rend dans une maison de retraite pour faire le buste d’un ancien. On pourra considérer l’œuvre de Kumai San comme une démarche figurative, s’inscrivant dans un corpus de sujets animés, animaliers, bien connus. Cependant on aimera élargir et regarder son travail au sein d’une communauté. De ce point vue on comprendra mieux le rôle de l’art et son rapport avec la société, en l’occurrence, celle de ce coin d’Akagi, de Fujimi, de là où on peut apercevoir le mont Fuji. De là, son œuvre embrasse une autre forme, plus conceptuelle, empruntant au concept de Joseph Beuys, entre autres : une sculpture sociale, engageant d’autres domaines débordant les limites de l’objet de bronze, se donne à voir, mais aussi à goûter, à sentir, à partager. Comme dans Mérimée, quand c’est la sculpture qui aime.
G.S.