Qui a tué les ingénieurs français ?
Le monde nous envie nos ingénieurs et n’hésite pas à les débaucher. Peut-on blâmer les Apple, Tesla, Meta, SpaceX de les courtiser ? Salaires trop bas, opportunités d’évolution réduites… On attribue aux ingénieurs la fuite des cerveaux, sans se questionner sur ce qui fait le métier, estime Frédéric Arnoux.
La France est une terre d’innovations reconnue. Elle a vu naître la machine à vapeur, la vaccination et plus récemment le TGV. Elle a été témoin de la mue de petites entreprises en leaders mondiaux tels que Safran, Michelin ou Air Liquide. Pourtant, depuis, plus rien ou presque : la machine à innover semble s’être enrayée. A qui la faute ? Les salaires trop bas, les opportunités d’évolution trop réduites… ? Peut-être. Mais aussi et avant tout, l’organisation de la conception dans les entreprises.
Dans les années 1980, les entreprises se sont financiarisées : avec chacune leur innovation industrielle en poche et l’intention d’en tirer un maximum de valeur, celles-ci se sont davantage attelées à maximiser les profits qu’à continuer d’innover, portées par les grands modèles des cabinets en stratégie. Dans ce contexte, il est plus valorisé de bien connaître la gestion des entreprises, ses finances et ses modes de reporting que de bien concevoir ou connaître la thermodynamique.
Avec ce modèle d’organisation qui donne le pouvoir aux « optimisateurs » et bride les concepteurs, la capacité des entreprises à innover s’est progressivement étiolée. Et par conséquent, dans de nombreuses industries, les ingénieurs ne sont plus capables de créer à partir d’une feuille blanche : ils ont perdu la capacité et l’envie de créer.
Optimiser l’existant
La première génération de fusée Ariane a été créée dans les années 1970 par l’Agence spatiale européenne, et quatre autres versions ont été développées jusqu’à la fin des années 1990. Dans les années 2000, le secteur se transforme et la perte d’expertise technique se fait sentir en Europe, mais reste ignorée des décideurs. Alors qu’ Ariane 6 devrait se lancer d’ici à la fin de l’année, ses ingénieurs admettent que l’entreprise accuse au moins dix ans de retard sur SpaceX, créé seulement en 2002, tant d’un point de vue technologique que dans sa capacité de développement.
Cette malheureuse illustration est également vraie pour le nucléaire, avec par exemple l’EPR de Flamanville, mais aussi dans l’aéronautique. Au lieu d’inventer de nouveaux produits ou de les réinventer, les entreprises françaises se sont contentées d’améliorer l’existant : les mettant dans l’incapacité de concevoir leur génération de produits de demain.
C’est en devenant à nouveau terre d’innovation que la France saura convaincre ses ingénieurs de rester et les talents étrangers de venir.
Seulement, à l’heure de l’urgence écologique, il nous faut à nouveau tout repenser. Réinventer la roue. Les technologies permettant de capturer le carbone et les plans de protection de la biodiversité ne seront pas suffisantes. Il nous faut dès à présent réimaginer totalement des objets pour les rendre compatibles avec un futur désirable : inventer des modes de transport bas carbone, concevoir un système nucléaire modulaire déployable rapidement, développer des appareils et data centers à faible empreinte, créer des techniques régénératives pour l’agriculture.
Revaloriser la technique
Par effet miroir, les écoles d’ingénieurs ont valorisé davantage les profils business à défaut des profils plus techniques, penchés sur la conception de l’objet : à l’instar des nombreux parcours finance ou stratégie proposés en dernière année dans ces écoles. Et l’obsession du digital et de la numérisation a peu à peu occulté la valeur des savoir-faire techniques comme la mécanique, la chimie ou l’énergie (voire la Fonderie). Face à la crise climatique, le développement informatique ne fait pas tout… Pour inverser cette tendance, il est temps pour les entreprises et les écoles de se remémorer leur raison d’être, qui est respectivement d’innover et de former des inventeurs.
Pour autant, ce changement de paradigme ne fonctionnera que si tous les acteurs de l’écosystème apportent leur pierre à l’édifice. Les écoles et les entreprises ne pourront faire mieux sans l’accompagnement et le soutien des politiques publiques. Cela signifie que la France doit, elle aussi, changer sa logique d’investissement qui consiste depuis des années à rattraper son retard, plutôt que de financer des innovations en avance de phase. C’est le cas dans les batteries avec l’ouverture récente des gigafactories avec plus de dix ans de retard sur la Chine.
Il est ainsi un bien beau rêve que celui d’accélérer notre reconquête industrielle tout en atteignant nos objectifs de développement durable. Seulement, pour y parvenir, il est nécessaire d’insuffler aux ingénieurs cette envie d’inventer, et pour les entreprises de leur laisser la liberté de le faire. C’est en devenant à nouveau terre d’innovation que la France saura convaincre ses ingénieurs de rester et les talents étrangers de venir. En faisant des paris fous, elle verra naître des leaders européens et mondiaux et ainsi façonner les industries soutenables de demain.
Frédéric Arnoux est cofondateur et PDG de Stim.
Frédéric Arnoux
Il est très bien cet article. Effectivement de plus en plus d’ingénieurs ne font pas de technique mais plutôt du technico-économique d’ailleurs leur diplôme d’ingénieur est plus souvent suivi d’un master en gestion-finance plutôt qu’une spécialisation scientifique.
J’ai également l’impression que par goût de facilité nos jeunes se dirigent plus facilement vers des écoles de commerce que vers nos grandes écoles d’ingénieurs précédés par des prépas assez difficiles.
C’est assez dommage pour ne pas dire grave car ces gens formés scientifiquement nous manquent déjà et cela va s’accentuer.