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Par : piwi
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mardi 17 Sep, 2024
Catégorie : Economie

Les Français étaient bien plus optimistes qu’aujourd’hui!

Les Trente Glorieuses, ce n’était pas une sinécure

Les trois premières décennies d’après-guerre furent baptisées « les Trente Glorieuses » par Jean Fourastié en raison de la forte croissance et des progrès sociaux qui les caractérisa. Elles sont souvent vues dans les débats publics comme un âge d’or dont les générations nées juste après-guerre, les fameux boomers, auraient profité aux dépens des générations suivantes, comme le titrait Atlantico juste avant la pandémie, « Accusé boomer, levez-vous ! » Mais les Trente Glorieuses, et même les deux décennies qui suivirent, était-ce vraiment du gâteau ?

«Sur le berceau de cette génération s’étaient penchées quatre fées»

Il faut reconnaître que les changements survenus en France entre 1949[1] et le début des années 1970 donnent à rêver lorsqu’on les compare à ceux de toute période précédente ou ultérieure. De 1949 à 1974, année du premier choc pétrolier qui marqua le ralentissement de la croissance dans tous les pays industrialisés, le revenu par habitant corrigé de l’inflation tripla quasiment en France, soit une croissance moyenne de 4,3% par an (5,3% pour le PIB), en rupture saisissante avec la stagnation de l’entre deux guerres, où le PIB ne crût que de 1,8% par an[2] entre 1920 et 1939. Le taux de chômage fluctuait entre 1% et 3%, niveau alors considéré comme élevé ! Le volume d’investissement logement des ménages, une mesure qui prend en compte la qualité des constructions, augmenta de 750% alors que la population ne croissait que de 26%. Le nombre de bacheliers sextupla et l’espérance de vie des femmes, moins sujettes aux aléas des guerres que celles des hommes, passa de 67 à 77 ans, une progression encore jamais connue.

Cet épanouissement économique se produisit également en Allemagne (croissance moyenne du PIB égale à celle de la France, 5,1%), où on le qualifia de miracle, Wirtschaftwunder, en Suisse (5,2%), en Italie (5,5%) où l’on parlait aussi de miracle, en Espagne (6%) ou au Japon (plus de 10%). En revanche, la croissance des États-Unis fut plus faible (3,5%), le niveau de productivité initial étant bien plus élevé que dans toute autre région. Chaque pays témoin du miracle économique l’expliquait à sa manière, cherchant à y voir l’expression de sages politiques économiques et du génie national. Jean Fourastié, qui avait bien compris que les Trente Glorieuses n’étaient pas propres à la France, y voyait l’aube d’une ère nouvelle : « L’élévation de l’espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la possibilité matérielle pour l’homme moyen d’accéder aux formes naguère inaccessibles de l’information, de l’art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s’avère souvent indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir de l’humanité est une époque glorieuse dans l’histoire des hommes ». (Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, 1979)

À sa façon légèrement ironique, Jean-François Sirinelli exprime la même idée : « Il était une fois une génération singulière, à nulle autre pareille. Sur son berceau s’étaient penchées quatre fées : la paix, la prospérité, le plein emploi et le progrès. » (Génération sans pareille, 2015)

Le monde rêvé – ou, avec le recul, cauchemardesque – par Jack London dans « Goliah », une de ses plus curieuses nouvelles d’anticipation, où une découverte technique en possession d’un ancien syndicaliste adepte de la manière forte finit par libérer l’humanité de l’obligation de travailler, ne semblait plus si loin : « La capacité productive de l’humanité, grâce à l’Energon et à l’utilisation socialement rationnelle qui en fut faite fut telle que les plus humbles disposaient de temps de loisir et d’opportunités de vie en quantités immensément plus grandes que n’en disposaient les plus aisés dans le vieux système ». (« Goliah », The Red Magazine, 1908)

À l’émerveillement succéda la désillusion, puis le procès. En 2004, Anne Vidalie écrivait dans L’Express : « Les uns ont été gâtés par le sort. Ce sont les baby-boomers, rejetons des Trente Glorieuses. Jobs à gogo, salaires et pouvoir d’achat ascensionnels, libération sexuelle: ils ont tout eu. En prime, ils ont pris leur destin à bras-le-corps, ébranlé la société du haut des barricades de Mai 68, façonné les trois dernières décennies du XXe siècle. (…) Les autres ont été malmenés par le destin. Ce sont les trentenaires, nés avec les Vingt Piteuses, les années de crise économique et de chômage qui ont suivi le premier choc pétrolier ». (« Les trentenaires, victimes des baby-boomers ? », avril 2004)

Vues par le cinéma et les statistiques, ce n’était pas la fête

La réalité économique et sociale des Trente Glorieuses comme des années de crise qui suivirent le premier choc pétrolier – c’est depuis cette date et la montée du chômage associée qu’on ne cessa de parler de crise chez les politiques et les commentateurs – n’était pourtant pas rose.

Le cinéma d’après-guerre en donne une idée. Les tribulations du très jeune Antoine Doinel dans Les 400 coups de Truffaut (1959), la misère sordide qui enserre Yvonne et Serge dans Le Beau Serge de Chabrol (1958), la vie à l’usine dans Coup pour coup de Marin Karmitz (1972) suggèrent une réalité peu romantique : misère, insalubrité, cadences infernales. En les revoyant, on est frappé par les conditions de vie et de logement des milieux populaires. Pour un larcin, le vol d’une machine à écrire, Antoine fait connaissance avec l’éducation surveillée, euphémisme pour centre de redressement dont Truffaut fit l’expérience. Le Beau Serge, tourné à Sardent dans la Creuse, là où Chabrol vécut durant la guerre, montre l’abime qui sépare le faubourg Saint-Germain d’où revient François, et la campagne profonde de son ami d’enfance Serge, ses masures à une pièce, sans sanitaires et mal chauffées. Douze ans plus tard, les ouvrières grévistes d’une usine textile qui jouèrent leur propre rôle dans le film militant de Karmitz, nous semblent travailler dans une fabrique du Bangladesh plutôt qu’une usine moderne. Ce ne sont que des films, dira-t-on. Mais les données sociales et économiques ne les contredisent pas, bien au contraire.

Lorsque, le 1er février 1954, l’Abbé Pierre lança son célèbre appel en faveur des sans-abris, « Mes amis, au secours ! », plus de 40% des logements n’avaient pas l’eau courante, 27% seulement disposaient d’un WC intérieur et 10% d’une douche ou d’une baignoire, note Alain Jacquot dans l’édition 2006 des « Données sociales » de l’Insee. L’effort de construction de logements fut considérable, culminant à 550 000 nouveaux logements achevés en 1972, partant de 120 000 en 1954 (à comparer avec environ 350 000 en 2022). La qualité des nouveaux logements (sanitaires, nombre de pièces, surface) progressait continûment, mais le stock fut lent à s’améliorer. Le nombre de pièces par personne varia peu entre 1954 (0,96) et 1975 (1,2), ne s’élevant significativement qu’ensuite, pour atteindre 1,72 en 2004. L’enjeu de l’espace vital dans le logement dépasse le confort de vie : Marie Gouyon a montré le lien entre le fait de disposer de sa propre chambre et la réussite scolaire, dans le bilan des Données sociales de l’Insee déjà cité.

En 1949, alors que la reconstruction du pays battait son plein, la mortalité infantile ne se mesurait pas pour mille naissances, mais en pourcentage : 6% en 1949. Logements insalubres, alimentation défectueuse sinon insuffisante, difficultés d’accès à des soins médicaux de qualité inégale expliquent ce niveau difficilement concevable aujourd’hui, où seuls les pays classés « fragiles et en situation de conflit » par la Banque Mondiale ont des taux comparables. Si le risque de décès à la naissance était très élevé pour les boomers, il avait déjà fortement chuté pour la génération suivante, à 1,4% en 1975 pour se stabiliser autour de 0,5% ces dernières années.

Les statistiques d’accidents du travail sont tout aussi révélatrices. Selon l’INRS, le taux d’accidents avec arrêt était de 118 pour 1000 salariés en 1955, 82 en 1975, 47 en 1994. Il s’est stabilisé un peu au-dessus de 30 ces dernières années. Le nombre d’accidents mortels dépassa 2000 en 1965. Il en était encore proche en 1975, et ce n’est que dans les années 90 qu’il passa en dessous de 1000, tombant à 645 en 2021. Pour les hommes nés en 1950, la probabilité d’atteindre 90 ans était de 26% tandis que pour ceux nés en 1980, elle était de 50%, selon les projections de l’Insee.

Par ailleurs, et contrairement aux idées reçues, la société des Trente Glorieuses était plus inégalitaire qu’aujourd’hui, en France du moins, car aux Etats-Unis, ce serait plutôt l’inverse. Selon la World Inequality Database, dirigée par Thomas Piketty et Gabriel Zucman, la part des 10% les mieux lotis en patrimoine atteignait 71% en 1949, contre 59% en 2020.

Enfin les parents des baby-boomers, mais aussi ces derniers quoique dans une moindre mesure, travaillaient plus que les individus des générations suivantes. Selon les Comptes nationaux de l’Insee, le nombre d’heures annuelles travaillées par salarié est passé de 1823 en 1950 à 1653 en 1975 pour tomber à 1420 en 2019. En se fondant sur le nombre d’années de cotisations nécessaires pour une retraite à taux plein, passé en plusieurs étapes de 37,5 ans avant 1993 à 43 ans en 2014, on peut estimer que le nombre d’heures de travail sur une vie est passé de 65 800 pour la génération née en 1950 à environ 60 500 pour la génération 1978, une baisse équivalente à trois années et neuf mois de travail à temps complet dans les conditions de 2019, alors même que l’espérance de vie augmentait de huit ans.

Pour résumer, comparées à celles nées après 1975, les générations des Trente Glorieuses, y compris les boomers, vivaient moins longtemps, mouraient plus souvent au travail, avaient plus de chance de perdre leurs bébés, vivaient dans des logements plus petits et plus insalubres, souffraient d’une pollution industrielle plus élevée et, pour comble, travaillaient bien plus. Non, les Trente Glorieuses et les premières années de crise, ce n’était pas vraiment du gâteau.

Et pourtant, dès 1949, les Français étaient bien plus optimistes qu’aujourd’hui!

Peu après la Libération, les joies de la liberté retrouvée ne firent pas oublier l’extrême difficulté de la vie de tous le jours : tickets de rationnement, manque de charbon pour cuisiner et se chauffer, usines délabrées par le pillage des allemands et les bombardements, difficile retour des déportés, comme en témoigne Marguerite Duras dans La Douleur. Rémy Pawin, qui a consacré sa thèse aux représentations du bonheur en France entre 1944 et 1961, écrivait dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine : « Dès les premiers beaux jours, les perceptions sont majoritairement pessimistes : la France a été battue et de nombreux Français regrettent la perte de la grandeur ; ils craignent un nouveau conflit mondial et éprouvent maintes difficultés. » Les enquêtes du Service des Sondages et Statistiques citées par Pawin montrent qu’en 1946 et 1947, plus de 75% des sondés considéraient que les conditions de vie s’étaient détériorées. Mais dès janvier 1949, l’avenir paraissait nettement meilleur, avec un solde d’opinion sur les conditions de vie toujours négatif, mais proche de l’équilibre. En la matière, ce n’est pas tant le niveau absolu de l’opinion qui importe – sur longue période, les Français sont pessimistes, par principe pourrait-on dire – que ses variations qui apportent de l’information. Et celle-ci est claire : « les choses », pour reprendre le mot d’une des questions posées dans le sondage de 1948, vont nettement mieux.

À partir de 1970, on dispose d’un outil précieux pour juger de la façon dont les Français jugent leurs conditions de vie : l’enquête de conjoncture mensuelle auprès des ménages de l’Insee. Son évolution est cohérente avec l’une des thèses de Rémy Pawin, selon laquelle, des Trente Glorieuses il n’y aurait eu que « Treize heureuses », de 1962 (fin de la guerre d’Algérie) à 1975 (année de récession post choc pétrolier). Les réponses à la question sur l’évolution du niveau de vie passé en France montrent clairement une césure : solde positif (+9) en moyenne entre 1970 et 1974, ce qui est exceptionnel dans les enquêtes françaises, fortement négatif ensuite : -16 entre 1975 et 2004, -39 entre 2005 et 2022. Le record d’optimisme fut atteint en mai 1973 (+29), quelques mois avant l’embargo pétrolier qui signa la fin des Trente Glorieuses. Le point le plus bas est tout récent : -83 en juillet 2022, probablement en raison de la résurgence de l’inflation, pourtant bien bénigne à l’aune de celle des années 1970 !

Les éléments économiques, niveau de vie, chômage, inflation, ne sont pas les seuls à influencer l’opinion sur ses conditions de vie en général. Malgré une nette amélioration des fondamentaux économiques, le vécu des Français fut assombri par la guerre d’Algérie, surtout après 1956, où elle se combinait avec l’humiliation de l’échec de l’expédition franco-britannique à Suez. Aussi peut-on émettre l’hypothèse que, sans l’ombre de la guerre d’Algérie, l’opinion des Français sur leurs conditions de vie aurait été bien plus positive avant 1962. Qu’il s’agisse des indicateurs objectifs ou de ceux qui mesurent le vécu de la population, il y a bien une rupture entre la période 1949-1974 et les décennies qui suivirent.

Plus pauvres mais plus optimistes, les raisons du paradoxe

Les enquêtes d’opinion ont la sagesse d’interroger sur les évolutions du niveau de vie, pas sur son niveau absolu, qui serait difficile à interpréter. C’est l’explication du paradoxe entre situation économique difficile et relatif optimisme. Lorsque l’économie et le pouvoir d’achat s’améliorent d’année en année, que les conditions de logement, la capacité d’acheter des biens durables (équipements ménagers, automobiles, télévision…) changent de façon tangible, ce n’est pas le point de départ qui compte, mais l’espoir raisonnable que « les choses » iront mieux demain. Avec le ralentissement de la productivité et, in fine, du revenu par habitant après 1975, il devint de moins en moins raisonnable de croire que les choses iraient mieux demain. La fin toujours annoncée de la crise – Jacques Chirac apercevait « le bout du tunnel » dès 1974, Raymond Barre en 1976, Mitterrand en 1985 – on finit par ne plus y croire. La montée du chômage, de 3,2% en 1975 à 9,3% en 1987 jusqu’à 10,7% en 1997 paraissait inéluctable et les périodes de baisse conjoncturelle semblaient l’exception plutôt que la règle. De situation exceptionnelle, le chômage est progressivement devenu une des modalités de l’emploi, certes déplorable mais normale, ce qui pourrait expliquer que sa baisse continue depuis dix ans ne semble guère avoir eu d’effet sur l’opinion.

C’est bien la croissance du revenu, ou plus précisément du pouvoir d’achat du revenu, qui fait la différence entre les Trente Glorieuses et les décennies qui suivirent, à la fois dans les enquêtes d’opinion de l’Insee et dans les données économiques. On peut tirer de ce constat quelques leçons :

La décroissance prônée par certains pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ne ferait qu’exacerber le ressentiment, déjà vif, de la population, au risque de graves conséquences politiques. Mieux vaut chercher du côté d’un relèvement de la productivité, qui n’est en rien incompatible avec la réduction des émissions de CO2, bien au contraire (voir à ce sujet « Une critique de la raison décroissantiste » dans Telos).

Pour cela, les recettes des Trente Glorieuses, analysées en détail dans le classique ouvrage de Carré-Dubois-Malinvaud, La Croissance française (1972) ne seront pas d’un grand secours. Au-delà de facteurs classiques comme l’allocation de l’épargne vers l’investissement, le transfert de la main d’œuvre de l’agriculture verts l’industrie, plus productive, le rôle de la concurrence internationale ou la fluidité du marché du travail, les auteurs parviennent à une conclusion troublante : 50% de la croissance exceptionnelle de la productivité dans l’après-guerre n’était pas explicable par l’augmentation du capital par travailleur.

L’un des secrets des Trente Glorieuses, c’était la part non-explicable de la productivité, naguère baptisée « progrès technique ». On en sait plus aujourd’hui : l’élévation du capital humain, que ce soit par l’éducation ou l’apprentissage sur le tas, le fameux « learning by doing » observé par Kenneth Arrow durant la guerre dans les usines aéronautiques américaines, et les innovations aussi bien technologiques que managériales expliquaient l’essentiel du bond de productivité.

Qu’il fût observé dans la plupart des pays industrialisés à l’exception des États-Unis est cohérent avec l’idée que les transferts de technologie et de savoir-faire en provenance d’Amérique furent le moteur principal des miracles économiques d’après-guerre. Une fois le rattrapage technologique accompli pour l’essentiel (il reste encore du chemin à faire en ce qui concerne la France), on ne peut plus compter que sur ses propres forces pour soutenir la croissance de la productivité. Est-ce possible ? Certains, comme Robert Gordon, sont pessimistes à ce sujet, considérant que la révolution numérique a déjà donné ses fruits. D’autres comme David Autor sont plus optimistes, et pensent même que les développements technologiques, y compris l’intelligence artificielle, ne sont pas défavorables à l’emploi. Mais tous s’accordent à reconnaître que la productivité future dépendra de la qualité du capital humain et de l’innovation. Et c’est là qu’un reproche collectif pourrait être adressé aux boomers : n’avoir pas compris suffisamment tôt que l’importation des gains de productivité, c’était fini, et que, plutôt que de financer la croissance par l’endettement, il aurait mieux valu miser à fond sur le développement du capital humain et renoncer au rêve de Jack London de travailler toujours moins.

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