Issu d’une famille modeste d’origine italienne par son père, Hippolyte Auguste Marinoni est placé apprenti à l’âge de douze ans dans les ateliers du constructeur parisien Antiq. Il y obtient son brevet de tourneur-mécanicien à l’âge de 14 ans, fabriquant des composteurs que son patron l’envoyait vendre aux imprimeurs typographes. Mais c’est en intégrant en 1838 la Maison Gaveaux (1801-1855), spécialisée dans la fabrication des presses à bras métalliques et des premières presses cylindriques, que le jeune homme apprend le métier d’imprimeur et découvre l’univers de construction de matériel d’imprimerie.
Au cours de cette première moitié du XIXe siècle, les machines mécaniques en vogue imprimaient feuille à feuille et provenaient exclusivement de l’Angleterre. Marinoni, alors âgé d’à peine 15 ans, ne supporte pas ce monopole et se fixe pour objectif de le contrer en mettant au point des machines françaises perfectionnées. Pour ce faire, il va suivre des cours du soir sur la mécanique, notamment au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), tout en travaillant la journée chez les Gaveaux auprès desquels il devient constructeur, excellant « surtout dans le perfectionnement des machines, résolvant ou anticipant les problèmes inhérents aux besoins changeants des industries graphiques [1]».
Gaveaux fils, qui en fait un collaborateur, lui confie des recherches sur les presses mécaniques imprimant les quotidiens. C’est ainsi qu’il fait la connaissance du grand patron de la presse Émile de Girardin, une rencontre qui va marquer sa vie et sa carrière.
UNE CONSÉCRATION AUPRÈS D’ÉMILE DE GIRARDIN
Marinoni crée sa propre entreprise de construction en 1847 et connait un grand succès commercial qui fait de lui l’une des plus grandes fortunes de France. Il exporte ses machines en Angleterre et en Amérique, collabore avec plusieurs associés et ingénieurs, dépose des brevets, conçoit diverses machines (la première presse typographique à deux cylindres, dite à réaction élaborée avec la société Gaveaux, l’Active, l’Universelle, l’Indispensable, la presse rotative lithographique dite la Diligente…) et reçoit plusieurs récompenses, notamment lors d’Expositions universelles.
Mais c’est en marchant sur les pas d’Émile de Girardin qu’il parvient à bâtir son empire tant dans le domaine de la construction que dans celui de la presse.
Fondateur du journal La presse (1836), Émile de Girardin à qui l’on doit l’apparition des premiers romans-feuilletons et l’intégration des annonces publicitaires dans la presse quotidienne – ce qui lui a permis d’en baisser le prix et d’en augmenter considérablement les tirages et le nombre des lecteurs – recherchait une machine plus rapide : « je veux une machine d’où l’on pourra faire jaillir les feuilles comme l’eau jaillit d’une source » aspirait-il. Il confie alors à Marinoni le développement technique de son groupe de presse en accompagnant les premiers essais de la rotative à bobine et à clichés cylindrique de l’ingénieur allemand Jacob Worms.
Toujours à la demande de Girardin, Marinoni dépose successivement en 1866 deux brevets pour le journal La Liberté : le premier pour une presse rotative cylindrique à retiration, le second pour une machine typographique cylindrique à six margeurs, appelée également presse rotative à plieuse qu’il fournit au Petit Parisien en 1884.
En novembre 1872, Marinoni livre au journal La Liberté la première rotative de la presse française[2], avec margeur automatique et à papier continu, dont le tirage régulier était de 40 000 exemplaires à l’heure. Il installe par la suite cinq au Petit Journal. Cette invention magistrale, élaborée grâce à la technologie de la clicherie (stéréotypie) permettant l’intégration de la forme cylindrique, signe inévitablement la naissance des médias de masse !
MARINONI, FONDATEUR DE LA PRESSE MODERNE
À partir de 1882, Marinoni succédera à Girardin à la tête du Petit Journal[3] et en fait un média d’information des plus importants de la IIIe République, ce qui explique le surnom de « Napoléon de la presse »[4] que lui attribue les journalistes américains en 1890.
Pressentant l’importance de la couleur, il met au point en 1889 une rotative à impression polychrome (20 000 exemplaires à l’heure, tirés d’un seul coup en six couleurs) et lance Le Petit Journal illustré, supplément proposant des histoires en images et affichant en première page des faits divers portés sur le sensationnel. Son tirage atteint un million d’exemplaires en 1895.
Il faut rappeler dans ce contexte combien les libérations législatives, préfigurant la liberté d’expression et de la presse[5] écrite au XIXe siècle, ont été indispensables au développement de la rotative en France : la loi du 11 mai 1868 supprimant les autorisations préalables aux publications et celle du 29 juillet 1881 autorisant tout citoyen à fonder un journal, sans oublier les lois de septembre et d’octobre 1870, abrogeant « le droit du timbre » imposé aux quotidiens politiques en tête de chaque exemplaire (2 ou 5 centimes par feuille) dès son acheminement en dehors de sa ville de publication, ce qui rendait impossible l’impression des journaux avec des bobines de papier continu.
Ces lois qui ont mis fin à presque un siècle de censure et de mesures astreignantes (1789-1881), ont dégagé les journaux de contraintes financières et provoqué, par conséquent, l’accroissement des tirages et la diversification de leur offre éditoriale.
À la fin de sa vie, Marinoni se consacre à la presse quotidienne et passe la main à son fils Eugène Albert Marinoni et à son gendre, l’ingénieur Jules Michaud (1840-1921) qui poursuivra le développement de la rotative en France. Il devient le premier maire de Bealieu-sur-Mer pendant une très courte durée (19 jours) en 1891. À partir de l’année 1900, Le Petit Journal commence à perdre du terrain face à la concurrence, particulièrement celle du Petit Parisien. Marinoni le quitte en 1902 à cause de problèmes pulmonaires chronique liés à sa tuberculose. Il en meurt le 7 janvier 1904 à Paris à l’âge de 81 ans.
Notes
[1] Éric Le Ray. Marinoni : le fondateur de la presse moderne (1823-1904), p.38.
[2] C’est à l’américain Richard March Hoe que revient en 1844 la conception de la rotative à grand tirage, sur un principe établi dès 1818 par Edward Cowper. Il s’agit de la Type Revolving Press, rotative à 6 rouleaux cylindriques alliée à un mouvement rotatif. Mais il continuait à utiliser du papier en feuilles et un margeur par chaque cylindre, ce qui ralentissait la production. En plus de la fluidité et de la rapidité du mouvement cylindrique, le système rotatif introduit une avancée des plus considérables : la bobine, inventée par l’américain William A. Bullock en 1865, selon un brevet déposé cinq ans plus tôt par l’Autrichien Alois Auer. Marinoni est le premier à avoir réussi l’exploitation commerciale de ce principe en France, intégrant le clichage stéréotypique, à partir des travaux de Jean-Baptiste Genoux et de Jacob Worns.
[3] Fondé par Moïse Polydore Millaud en 1863 et racheté par Émile de Girardin en 1873, le Petit Journal devient rapidement le premier quotidien populaire de France et fait partie des « quatre grands » dominant le marché avec le Petit Parisien (1876), le Matin (1884) et le Journal (1892).
[4] Il fonde entre autres Le Bon journal (1869), les journaux L’Espérance et La Revanche (1871) et rachète l’imprimerie du Figaro (1869).
[5] Émile de Girardin a présidé une commission parlementaire chargée en 1878 d’élaborer une nouvelle loi qui sera rédigée sur la liberté de la presse, après 3 ans de discussion et de débat. Il décède en avril 1881, mais la loi est enfin promulguée le 29 juillet de la même année.