Érudit, autodidacte, inventeur d’une nouvelle architecture dans sa volonté de refonder les rapports humains, Jean-Baptiste André Godin continue, 150 ans après, à projeter son ombre sur le célèbre palais social de Guise. Impressionnant vaisseau de briques avec ses coursives internes baignées par la lumière du jour ; on pénètre ici comme on entre dans une cathédrale. Et si l’endroit ne résonne plus des cris des enfants jouant dans la cour intérieure, on y perçoit encore les bribes d’une vie qui avait une autre saveur que dans le reste du monde.
Brutal retour à la réalité
Pas communiste pour un sou, Jean-Baptiste André Godin n’a jamais envisagé une société égalitaire. Lui-même gagnait bien sa vie et il occupait le plus beau logement de son palais social. En témoignent la salle à manger gigantesque et son immense bureau au premier étage de l’aile droite… Luxueux, ce logement était néanmoins situé au milieu de ceux de ses ouvriers, contremaîtres et cadres. Animé par un idéal de justice sociale, mais sans aller jusqu’à remettre en cause le système capitaliste, Godin a imaginé un schéma dans lequel les bénéfices de sa fonderie étaient redistribués sous forme « d’équivalents de richesse ».
Illustration avec la visite d’un des nombreux logements préservés ; deux pièces faciles à chauffer – chaque logement avait son calorifère Godin – dotées d’une belle hauteur de plafond permettant une bonne circulation de l’air, avec de larges ouvertures… Hygiéniste forcené autant qu’humaniste, Godin avait imaginé pour ses ouvriers des conditions de vie décentes qui impliquaient bien plus qu’un logement de qualité. Une éducation pour tous, y compris les filles et un accès à la culture, le tout regroupé dans un ensemble d’une grande richesse architecturale, censé incarner cet idéal de vie commune.
Préservé, restauré, cet ensemble témoigne de l’incroyable décalage entre la vie au familistère et celle du monde ; la piscine-buanderie avec son ingénieux séchoir à claire-voie, lieu de rencontre des femmes. Le petit théâtre à l’italienne où les familistériens produisaient leurs propres spectacles. La bibliothèque, la nurserie et l’économat où chacun pouvait acheter à bon prix le nécessaire pour vivre. Au milieu de cette jungle sociale que fut le XIXe siècle, le palais social de Godin revêtait des allures de paradis terrestre.
Mais le paradis durera moins que l’éternité. Car si le système survécut à Godin, il finit par être victime de ses contradictions internes. Apparition au sein du familistère d’une « aristocratie ouvrière », interrogation sur l’affectation des profits réalisés par la fonderie… Privilégier l’investissement ou la redistribution ?
En choisissant la seconde possibilité, la coopérative fit la démonstration de sa sclérose et de l’ampleur de ses renoncements. Incapable d’innover, dépassée par la concurrence, la fonderie Godin ne fut plus en mesure d’assurer la prospérité du Familistère. En ce printemps 1968, les habitants du palais social et les ouvriers de la fonderie découvrent les lois de l’économie de marché, dont le Familistère Godin les avait miraculeusement préservés.
Le paradis terrestre devient une vulgaire copropriété détachée de l’entreprise. Cette dernière est vendue à un concurrent, le Creuset, qui y produit ses cocottes en fonte au prix de centaines de licenciements, avant de la céder au groupe Cheminées Philippe. Le Familistère connaît alors une interminable descente aux enfers qui trouvera son épilogue avec le rachat par le Département de l’Aisne. À un tel degré de décrépitude, il ne restait que la puissance publique pour le sauver.
PHILIPPE FLUCKIGER