Ces échecs, loin de décourager Godin, le poussent à poursuivre ses expérimentations. Pour l’entrepreneur, «l’amélioration du sort des classes ouvrières n’aura rien de réel tant qu’il ne leur sera pas accordé les équivalents de la richesse». C’est-à-dire le logement, l’hygiène, l’éducation et la culture, soit les avantages comparables à ceux que la fortune accorde, et qui reviennent, d’après lui, de droit aux travailleurs. A ses yeux, le seul moyen de redistribuer ces équivalents reste la conception d’une «machine à habiter ensemble». «On ne peut faire un château pour chaque ouvrier, explique-t-il. Il faut donc, pour une équitable répartition du bien-être, créer le palais dans lequel chaque famille et chaque individu trouveront ces ressources et avantages réunis au profit de la collectivité.»
Le familistère, le «Versailles du peuple»
Des idées qui se heurtent à celles de Louis-Napoléon Bonaparte, alors président de la République, intéressé certes par la question ouvrière, mais inquiet par le socialisme collectiviste de l’entrepreneur. En 1848, le domicile de Godin, est perquisitionné. «Son statut d’employeur lui garantit malgré tout une certaine tranquillité, nuance Frédéric Panni. Il veille à se tenir à distance du “prince-président” et se concentre sur son projet, financé sur ses fonds propres.» Il conçoit lui-même les plans de ce «Versailles du peuple», guidé par les principes hygiénistes : espace libre, air pur, lumière abondante et eau courante. Les bâtiments doivent en plus favoriser la libre circulation des habitants et leur offrir des espaces communs afin de faire émerger des solidarités nouvelles. En avril 1859, les travaux de l’aile gauche débutent. Godin y emménage l’année suivante. En 1862, le pavillon central sort de terre. Entre-temps, l’industriel multiplie les conférences pour expliquer sa démarche aux travailleurs et crée des conseils d’habitants chargés de statuer sur le fonctionnement du familistère et de gérer des caisses d’assurances maladie ou de vieillesse. En 1863, on compte 300 résidents. Ils sont 500 de plus trois ans plus tard. L’aile droite, retardée par le divorce de Godin, ne sera achevée qu’en 1877. Avec sa nouvelle compagne, Marie Moret, il s’installe dans le vaste appartement n° 265. Le familistère se compose alors de trois bâtiments organisés autour d’une cour couverte, bordée de coursives suspendues desservant les logements. Les quatre niveaux d’habitation sont ventilés et chauffés, baignés de lumière par des fenêtres de taille variable. Ici, toutefois, pas plus d’étage noble que de maison du patron : si, au rez-de-chaussée, les ouvertures sont plus hautes qu’au troisième et dernier étage, ce n’est que pour y faire davantage pénétrer le jour. L’égalitarisme a toutefois ses limites. Le prix des loyers n’est pas le même pour tous les locataires : il est fixé au mètre carré, selon l’emplacement du lot.
Reconstitution d’un appartement du familistère tel qu’il était au début du XXe siècle.
Trois nurseries pour les futurs représentants de l’Homme nouveau
Godin édifie en parallèle une buanderie-piscine, équipée des dernières innovations de sa fonderie, ainsi qu’un théâtre. Temple de la société familistérienne, cadre des fêtes communautaires, il est encadré par deux écoles, laïques, mixtes et obligatoires jusqu’à 13 ans (avant l’entrée, pour la plupart des élèves, en apprentissage). Ce «pôle d’enseignement supérieur» fait face au pavillon central, dans un axe qui le relie à la «nourricerie », au «pouponnat» et au «bambinat ». Ces néologismes, chers à Godin, désignent les trois âges de la petite enfance accueillis dans l’enceinte même du familistère de Guise. «Libérées, les mères peuvent participer à la vie de l’usine et du familistère, précise Frédéric Panni, pendant que leurs enfants sont élevés dans les valeurs qui forgeront l’Homme nouveau ». C’est-à-dire une nouvelle génération de travailleurs épanouis et d’individus accomplis. Les habitants disposent enfin de jardins potagers ou d’agrément, et d’«économats», ces magasins vendant divers produits à prix bas grâce à la suppression des intermédiaires commerciaux.
Un complexe bien éloigné des cités ouvrières strictement résidentielles brandies en exemple par l’empereur, lui-même, parrain de la cité Napoléon, rue de Rochechouart, à Paris. Le souverain accepte pourtant que le familistère figure à l’Exposition universelle de 1867, mais aux côtés de la cité ouvrière fondée par Jean Dolfuss, à Mulhouse. C’est cet ensemble de maisons individuelles, accessibles à la propriété et dotées de jardins privatifs, qui obtient les honneurs du jury face au modèle d’habitat unitaire locatif de Godin, persuadé d’avoir été écarté à cause de son socialisme affiché. Son enthousiasme ne faiblit pas pour autant. A Guise, il expérimente des moyens d’approfondir son projet. «Le familistère n’a pas d’autre but que de constituer le plus tôt qu’il sera possible le plus vaste champ d’association coopérative qui aura été inauguré dans le monde», écrit-il en 1866. Ce sera officiel avec la création, en 1880, de l’Association coopérative du capital et du travail, qui fait du familistère la propriété de ses habitants. Point d’égalitarisme pour autant. «Godin pense que les talents individuels insufflent du dynamisme à la société, note Frédéric Panni. Il prévoit donc de rétribuer les travailleurs en fonction du mérite. » Les statuts créent ainsi une hiérarchie pyramidale allant de l’auxiliaire à l’associé élu, chaque catégorie donnant droit à une part variable de l’intéressement. L’ensemble est supervisé par un administrateur-gérant, élu par les associés. Tout le monde, homme ou femme, peut prétendre gravir ces échelons, en fonction de ses évaluations établies par l’administrateur et des primes votées par des comités, mais aussi en fonction de son ancienneté. De quoi alimenter les critiques des notables voisins et de l’Eglise, déjà offusquée par l’enseignement mixte et laïc au sein du familistère. Et pas de quoi calmer celles de Friedrich Engels et de Karl Marx, qui qualifient la démarche de Godin de paternaliste et son architecture de carcérale.
Dans l’esprit de l’industriel, l’Association n’est toutefois qu’une étape transitoire sur le chemin de la réforme sociale. En 1887, il fonde un autre familistère à Laeken, en Belgique (qui sera dissous en 1968). Mais Godin s’éteint en 1888. L’année suivante, son mausolée est inauguré dans le parc de Guise, et une statue à son effigie érigée sur la place principale. On dénombre alors 490 appartements occupés par 1 748 habitants, 1 200 employés à l’usine et 110 au familistère. Marie Moret assure la passation, et les administrateurs qui lui succèdent ont soin de ne pas modifier l’œuvre du fondateur. Ainsi figé, le modèle finit par créer des tensions. Les catégories les plus modestes reprochent aux associés de former une aristocratie inamovible. A compter de 1884, aucun nouveau bâtiment n’est construit, rallongeant la liste d’attente des demandeurs, exaspérés de voir les logements attribués en priorité aux enfants de familistériens. La fonderie, moins innovante, perd du terrain face à la concurrence. Les bénéfices s’en ressentent et les coûts d’entretien deviennent lourds pour les habitants. Après 1950, les difficultés s’amplifient et l’association est finalement dissoute le 22 juin 1968. Les bâtiments tombent peu à peu en ruines.
Le délitement s’arrête en 2000 lorsque est lancé le projet Utopia : financé à 80 % par les fonds publics, il vise à réhabiliter le familistère, classé monument historique en 1991, en le transformant en musée vivant. Appartements reconstitués, expositions, spectacles, logements bientôt proposés à la location… Le chantier est toujours en cours, en raison de son ampleur. Mais, avant de quitter Guise, les visiteurs peuvent dès à présent explorer des heures durant ce surprenant dédale.
Charles Fourier, l’ancêtre des socialistes ?
«C’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur. » Charles Fourier, voyageur de commerce né en 1772 à Besançon, est convaincu d’avoir trouvé la clé de l’harmonie sociale : le phalanstère. Cette coopérative de logement, de production et de consommation constituée de phalanges, des unités de 1 620 individus, offre à chacun un travail attrayant, c’est-à-dire spécialisé mais variant plusieurs fois par jour, et à tous la possibilité de satisfaire ses passions… notamment amoureuses. Disparu en 1837, ce précurseur des penseurs sociaux ne concrétisera pas ses thèses. Il sera critiqué plus tard pour avoir nié la famille au profit du groupe, et remis en cause le principe de propriété.