Que fait un ouvrier dans un laminoir, qui est assurément une industrie ? Il appuie sur des boutons et des manettes pour piloter une machine d’une puissance de 100 MW environ. Que fait un pilote dans un avion, dont l’exploitation entre dans la catégorie « services » ? Il appuie sur des boutons et des manettes pour piloter une machine d’une puissance de 150 MW… Que fait un ouvrier sur une chaîne de montage de machines à café ? Un mouvement répétitif près d’un convoyeur d’objets. Que fait un manutentionnaire d’aéroport qui charge des valises sur un tapis roulant ? Un mouvement répétitif près d’un convoyeur d’objets.
Que fait un cuisiner dans un restaurant, classé dans les services ? Il transforme des produits alimentaires pour fournir des plats qui se mangent. Que fait un ouvrier dans une charcuterie industrielle ou une usine de préparation de plats surgelés ? Il transforme des produits alimentaires pour fournir des plats qui se mangent. Qu’est-ce qui sort d’une usine de voitures ? Des voitures qui roulent, sur lesquelles des ouvriers ont installé des pièces. Qu’est-ce qui sort d’un garagiste ? Des voitures qui roulent, sur lesquelles des ouvriers ont installé des pièces.
Le lecteur l’aura compris : depuis que les machines fonctionnant à l’énergie (pas seulement électrique) sont devenus des exosquelettes surpuissants omniprésents dans notre vie productive, la ligne qui sépare l’industrie des services est devenue de plus en plus floue. Avec une autre définition de l’industrie, qui collerait à la réalité physique et non à une nomenclature vieille de plusieurs siècles et désormais purement formelle, il n’est pas sûr que nous aurions le même résultat !
Car en termes quantitatifs, notre société n’a jamais été aussi industrielle qu’aujourd’hui. Jamais nous n’avons produit autant de voitures, d’avions, de tables, de chaises, et… de plats surgelés ! Si nous prenons comme étalon les flux physiques que nous manipulons, y compris au travail, l’affirmation de « baisse de l’industrie » devient parfaitement inexacte.
La « désindustralisation » est aussi une notion discutable. Toute une partie des produits manufacturés que nous importons aujourd’hui n’ont tout simplement jamais été fabriqués dans notre pays. C’est notamment le cas de l’électronique de loisirs (à quelques exceptions près, nous n’avons jamais eu d’usines dans ces domaines), de l’informatique, d’une partie du textile (la France métropolitaine n’a jamais eu de coton), etc, pour lesquels nous n’avons jamais rien connu que le « made in ailleurs ». Où est la délocalisation en pareil cas ? Une usine de constructeur automobile fait-elle « le printemps » pour la totalité de l’activité ?
Parlons maintenant d’avenir, en commençant avec cette question en apparence provocante ici : pourquoi faudrait-il développer l’industrie coûte que coûte ? Si nous diminuons l’emploi industriel en diminuant la charcuterie industrielle vendue en supermarchés, mais que dans le même temps plus de charcutiers tiennent des commerces de centre ville, c’est un bien ou un mal pour la société ? Si plus de garagistes maintiennent en vie plus longtemps un parc automobile, avec une baisse de la fabrication de voitures, c’est un bien ou un mal pour la société ?
A l’heure du monde fini et de la fin prochaine de l’énergie facile, qui vont radicalement bouleverser les schémas de pensée habituels et la poursuite de la mondialisation, il n’est pas sûr que la multiplication des usines soit un but en soi, ni que toute usine en vaille une autre. La bonne question est désormais de savoir quelle industrie sera la bonne pour faire face aux défis majeurs qui nous attendent maintenant que nous savons que le monde est fini, et qu’une partie des ressources – l’énergie fossile – ne s’utilise qu’une seule fois.
Site de l’auteur – contacter l’auteur : jean-marc@manicore.com
C’est fou ce qu’on est savant après avoir fait Polytechnique Palaiseau !