Né en Pologne en 1975, de l’autre côté du rideau de fer communiste, Octave Klaba ne parle pas un mot de français à son arrivée dans le nord de la France avec ses parents. Loin des réseaux parisiens, il a d’ailleurs ancré sa société sur sa terre d’adoption : le siège social est à Roubaix. C’est là, depuis ce bassin industriel sinistré, qu’il a lancé OVHcloud, en concurrence frontale avec les entreprises les plus riches du monde, d’Amazon à Microsoft en passant par Google. Quelques semaines après l’incendie, alors qu’une partie du centre de données était toujours hors service, il laissait pourtant pointer son dépit : « J’avais passé ma vie à tout faire pour que ça ne coupe jamais. »
Cinq sociétés…. et un album de rock
Désormais, les nuages se sont dissipés. Dans les jours qui viennent, vingt-deux ans après sa création, la société sera introduite en Bourse, sur Euronext. Une consécration pour cette société familiale de 660 millions d’euros de chiffre d’affaires, détenue jusqu’ici par Octave, ses parents et son frère. Sa valorisation potentielle est estimée à 3,7 milliards d’euros, soit davantage que FNAC-Darty, Groupe Casino ou encore Technip.
Aujourd’hui, Octave Klaba partage son temps entre cinq sociétés : OVHcloud, son fonds d’investissement Jezby, l’éditeur de logiciels Shadow, sans oublier Poweend, un spécialiste de l’énergie éolienne dont les centres de données ont tant besoin, et un label de musique dans la foulée de l’enregistrement de l’album de son groupe de rock. A la manière d’un Xavier Niel, qui l’inspire, il multiplie les projets. « Octave fait partie des rares patrons en France qui ont fondé un empire en partant de pas grand-chose, c’est la preuve que l’ascenseur social fonctionne », dit de lui le patron d’Iliad (Free), plus de vingt ans après leur première rencontre.
Un Amstrad dans un kolkhoze
Parti de pas grand-chose, Octave a la soif d’entreprendre et une passion pour la technique entretenue dès son enfance par son père, polytechnicien en Pologne. A cette époque, le régime communiste envoie Henryk Klaba diriger les 2.000 ouvriers agricoles d’un kolkhoze non loin des frontières avec la Tchécoslovaquie et la RDA. C’est là que le jeune Octave va grandir et découvrir l’informatique sur un ordinateur Amstrad 6128 puis un Atari 808-16. « Mes parents avaient économisé pour acheter une voiture, raconte-t-il. Un dimanche, on part en train à 200 km pour aller sur un marché noir. On n’a pas trouvé la bagnole, mais on est revenu avec un ordinateur. Ça a changé pas mal de choses. »
Dans la région de son enfance, les temps sont rudes et l’hiver glacial. « J’ai appris à coder et je dépannais le logiciel de comptabilité du kolkhoze. J’étais payé en chocolat parce qu’on ne pouvait pas me payer autrement », se souvient Octave Klaba. S’ensuit le départ pour la France, l’entrée au collège à Château-l’Abbaye, en classe de quatrième, alors qu’en Pologne, il avait déjà intégré le lycée. « Je ne comprenais rien à ce qu’on me disait », sourit-il aujourd’hui.
Mais il obtient son bac quelques années plus tard. Etudiant à l’Institut catholique d’arts et métiers, il lance OVH dès son diplôme d’ingénieur en poche, avec 25.000 francs donnés par sa mère. Au départ, il ne s’agit que d’un service en ligne de programmation pour créateurs de sites web. L’idée plaît. Trop. Ses premiers hébergeurs, un certain Scott aux Etats-Unis puis la société parisienne Claranet, rechignent à s’occuper de ce site qui monopolise toute la puissance de leur réseau. Octave parvient à s’arranger avec le premier. Mais le second le met à la porte avec ses serveurs. Au début des années 2000, OVH, à peine né, vit déjà sa deuxième crise de croissance.
OVHcloud en chiffres
Création en 1999.
Environ 660 millions d’euros de chiffre d’affaires annoncés sur l’exercice clos au 31 août 2021.
Entre 249 et 266 millions d’euros de profit Ebitda sur le même exercice.
2.251 salariés dans le monde.
33 centres de données dans le monde.
C’est une connaissance qui lui sauvera la mise. Rani Assaf, le directeur technique du groupe de Xavier Niel, lui présente son patron qui accepte d’héberger ses serveurs dans une cave parisienne. Multipliant les allers-retours depuis Roubaix, Octave Klaba y travaillera de nombreuses nuits. Le patron de Free l’aidera encore quelque temps plus tard en lui prêtant de quoi acheter son premier centre de données, ces bâtiments mêlant informatique, télécommunications, électricité, climatisation et qui abritent « physiquement » Internet.
« Quand ça ne me va pas, je le fais »
OVH a grandi mais aucune banque ne mise sur l’entrepreneur nordiste. Octave Klaba remboursera très vite Xavier Niel et construira jusqu’à aujourd’hui plus d’une trentaine d’autres « data centers » en France mais aussi ailleurs en Europe, en Amérique, en Australie et à Singapour. « Pendant seize ans, Octave et sa famille se sont passés de tout apport extérieur en capital, c’était naturel pour eux de réinvestir 100 % des résultats dans l’entreprise », souligne avec admiration Nicolas Boyer, qui fut directeur financier d’OVH de 2011 à 2019. Encore aujourd’hui, après la cotation en Bourse, une part majoritaire des actions restera entre les mains de la famille. « Jamais je ne vendrai », assure le patron comme une évidence.
« J’ai fait OVH trois fois et demie, en 1999 en France, puis en 2004 en Pologne, en 2011 au Canada et ensuite aux Etats-Unis avec une équipe déjà en place », raconte ce mordu de travail qui, dit-on, peut rapporter 48 serveurs dans son salon pour vérifier le week-end qu’une innovation fonctionne. Passionné d’informatique, il a vite appris à calculer les prix et présente ses services comme il aurait aimé les acheter. C’est ainsi qu’avec son père et, par la suite, son frère Miroslaw, ils réinventent les data centers.
« Quand ça ne me va pas, je le fais, c’est la démarche des Klaba », résume François Stérin, le directeur industriel d’OVH. Optimisée par Henryk Klaba, une méthode de refroidissement des serveurs avec un système de canalisation d’eau permet à OVHcloud d’économiser sur sa facture d’électricité. Et d’afficher un taux de rentabilité comparable à ceux de ses concurrents américains, sans avoir leur envergure.
A l’écart du microcosme des affaires
Cette passion, certains disent ce génie, a son revers. S’il connaît le code informatique, Octave Klaba ne possède pas celui des affaires. Il trouve toujours un peu de temps pour jeter un coup d’oeil sur la dernière baie de serveurs installée mais il fuit les cocktails mondains. Il ne s’indigne pas d’avoir dû lever le pied sur les déjeuners d’affaires à cause de l’épidémie de Covid-19. « En venant de Roubaix, je suis toujours surpris de voir qu’à Paris les gens ont la capacité de parler mais pas de faire », assume-t-il, bien plus à l’aise dans le bureau R & D de l’usine de serveurs d’OVH à Croix ou dans la salle réseau du centre de données en brique rouge qui jouxte le campus de l’entreprise.
Quand le monde politique de gauche ou de droite vient à sa rencontre, Octave Klaba ne se met pas au premier plan. Lorsqu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, est venu visiter OVH à Roubaix, le maître des lieux l’a accueilli sans s’en faire une fête.
OVHcloud espère valoir bientôt 3,7 milliards d’euros en Bourse
Même dans le milieu français des start-up, Octave Klaba se classe à part des dirigeants très souvent sortis des grandes écoles de commerce. Incontournable par son aura, il défend à longueur de tweets et d’interviews la French Tech, mais la French Tech ne le voit pas. « Je l’ai croisé deux ou trois fois, mais je ne peux pas dire que je le connais », relève Stanislas de Rémur, le directeur général de l’éditeur de logiciels Oodrive, qui partage pourtant avec le président d’OVHcloud le combat pour la souveraineté numérique européenne. Les exceptions sont les patrons qui ont travaillé avec lui dans les salles de serveurs, comme Emmanuel Freund, à la tête de Shadow avant le rachat de la start-up par… Octave Klaba.
« Octave voudrait que tout le monde travaille avec lui, mais c’est difficile de travailler avec Octave car il ramène tout à lui et OVH », grince un autre grand supporter du logiciel à la française, qui lui reproche aussi de se compromettre en ayant recourt à certaines technologies américaines (VMware, Google…).. « Je suis admiratif du succès de son entreprise et de ce qu’il incarne. Il a su se servir du tremplin de la French Tech pour le développement d’OVHcloud », résume Guy Mamou-Mani, le coprésident de la société de services numériques Open, qui traduit un sentiment général. Dans la polémique qui avait suivi le choix par le ministère de la Santé d’une technologie Microsoft plutôt que celle d’OVHcloud pour héberger les données de santé des Français, Open travaillait avec l’américain.
Bravache, Octave Klaba claironne que l’Europe peut faire bien mieux dans les technologies informatiques que les Etats-Unis. Ce n’est pas le plus mince des défis. Quand OVHcloud gagne 1 euro de chiffre d’affaires, Amazon Web Services et Microsoft enregistrent respectivement 68 dollars et 30 dollars de recettes. Même en Europe, OVHcloud et les autres acteurs locaux de l’informatique en ligne perdent des parts de marché face aux champions de la côte Ouest américaine.
Un cancer surmonté
Mais Octave Klaba n’a plus aucun complexe depuis qu’il a débarqué avec sa femme et ses filles outre-Atlantique en 2011 pour installer des serveurs OVH au Canada. « J’ai remarqué qu’on était plutôt bon et que ce que je prenais pour du bidouillage, c’était de l’innovation », explique-t-il. Sur place, il découvre aussi l’âpreté des négociations à l’américaine, quand il faut que les deux parties abandonnent quelque chose avant de signer un accord mutuellement bénéfique…
Très stressé à cette époque, il revient en France en 2012 pour affronter un nouveau défi : combattre un cancer de la colonne vertébrale qui s’est déclaré. Beaucoup de patrons auraient pris du champ ou caché cette épreuve de plus à leurs banquiers. Pas lui. Les chimiothérapies et son envie de faire perdurer OVH le guérissent. Sur son blog de l’époque, il écrit au nouvel an 2013 : « Cette semaine, après plusieurs chimios atomiques, le scanner a montré qu’il n’y avait plus aucun cancer en activité. Même quand tout semble fichu et que l’on est face à un mur, il faut garder espoir. » Tout lui semble possible.
Préparée de longue date, l’introduction en Bourse d’OVHcloud s’accompagne pour Octave Klaba d’un changement de rôle contre-nature. Presque un changement de vie quand il a abandonné sa fonction de directeur des technologies pour se concentrer sur sa tâche de président d’OVHcloud. « Quand il m’a transmis le bébé, c’était très émotionnel », se souvient Alain Fiocco, qui l’a remplacé en 2018.
Une vision à vingt ans
Mais Octave Klaba sait parfois aussi déléguer avec plaisir. « Sa force, c’est de savoir s’appuyer sur ceux qui savent d’autres choses que lui », relève Laurent Allard. Directeur général d’OVH de 2015 à 2019, cet ancien directeur informatique de la société de services informatiques CGI a mené avec Octave Klaba les premières acquisitions du groupe (vCloud Air notamment). Aujourd’hui, le numéro 2 du groupe mais véritable patron opérationnel s’appelle Michel Paulin. Ancien directeur général de SFR, il coordonne l’introduction en Bourse, fort d’une expérience passée similaire chez LDCom, le pôle télécoms du groupe Louis Dreyfus.
Entre l’entrepreneur et le cadre dirigeant, les deux profils se complètent. Le premier assume de laisser largement les mains libres au second. « Quand j’ai eu le cancer, je me suis beaucoup demandé si l’entreprise me survivrait. Aujourd’hui, je suis persuadé que ce sera le cas », savoure le président. Toutefois, l’heure de la retraite est bien loin pour ce patron qui assure avoir encore une vision à vingt ans pour OVHcloud.
« Depuis 2000, toute l’économie est réécrite par la puissance des serveurs informatiques dans le cloud. Les Européens sont à un moment stratégique où ils décident avec quel cloud ils vont s’engager pour les cent ans à venir », alerte-t-il. Il y a deux décennies, il serait passé pour un fou. Aujourd’hui, il est écouté. L’avenir est peut-être encore plus radieux que la belle aventure des vingt dernières années.
Bientôt une « Roubaix Valley » ?
Avec son gymnase et sa crèche, le siège social d’OVH à Roubaix se voit comme « une ville dans la ville ». Mais la direction du champion français de la location de serveurs informatiques en ligne ne ferme pas les yeux sur son environnement. Elle sait bien que sa Roubaix Valley naît dans l’une des villes les plus pauvres de France, où le taux de chômage dépassait les 30 % en 2018, selon les derniers chiffres disponibles. Si elle se heurte parfois au manque de compétences de la population active locale, elle s’attaque au problème en accueillant des stagiaires de l’école des Plombiers du Numérique. Cette initiative vise à former des jeunes en insertion, sans diplôme ni expérience, aux métiers des centres de données. A titre personnel, Octave Klaba prévoit d’investir 5 millions d’euros par an dans 50 formations qui aident au retour à l’emploi.
OVHcloud entre en Bourse ce vendredi pour porter haut les couleurs du cloud européen