Tribune
« L’Europe connaîtra-t-elle au XXIe siècle le destin de la Chine au XIXe siècle ? »
L’Europe vit dans l’illusion de sa puissance, comme la Chine au XIXe siècle. David Lisnard, maire de Cannes et André Loesekrug-Pietri, président de l’agence européenne pour l’innovation de rupture, appellent à un changement de gouvernance pour que le Vieux Continent reste dans l’Histoire.
Par David Lisnard (maire de Cannes et président de l’Association des maires de France),
André Loesekrug-Pietri (président et directeur scientifique de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI))
Au XIXe siècle, la Chine, pays de 300 millions d’habitants persuadé d’être au centre du monde, s’est réveillée trop tard. Fragmentée, sûre de sa grandeur passée, incapable d’anticiper les ruptures, elle a dû accepter les « traités inégaux » imposés par des puissances plus stratégiques et résolument tournées vers l’avenir. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui s’avance vers un destin similaire.
L’Europe reine du constat
Car nous aussi vivons dans l’illusion de notre puissance. Nous parlons autonomie stratégique, mais importons 98 % de nos composants critiques, 95 % de nos batteries, 90 % de nos panneaux solaires, et dépendons d’acteurs non européens pour nos processeurs, nos données, notre cybersécurité, nos médicaments essentiels.
Nous invoquons l’innovation, mais sommes incapables de casser les monopoles bureaucratiques qui saupoudrent l’argent public. Nous répétons que notre recherche est exceptionnelle quand les papiers scientifiques les plus cités sont de moins en moins européens. Nous nous proclamons « puissance normative », alors que nos dépendances grandissent.
L’une des causes principales est connue mais rarement nommée : la substitution de la communication à l’action. Nos dirigeants produisent séquences, sommets, hashtags – mais rarement des décisions structurantes, assumées, budgétisées.
La « stratégie » devient un décor, un narratif, plutôt qu’un cadre d’allocation des ressources et de choix difficiles. Sur l’IA, la transition énergétique, la défense, les Européens multiplient les déclarations ambitieuses. Mais les annonces ne sont pas la puissance : ce sont les chaînes de valeur, les usines, les compétences et les technologies qui le sont.
27 singularités, un projet ?
A cela s’ajoute l’absence d’un projet collectif, d’une vision à la hauteur des défis, et surtout d’un nombre limité de grands paris. Nous voulons tout faire, sans prioriser. Nous préférons des compromis à 27 plutôt que des concentrations massives de capital et de talent.
Or l’histoire est claire : aucune puissance n’a émergé sans accepter de miser gros sur quelques domaines clés, sans s’exposer. Nous voulons des administrations plus agiles et stratégiques et étouffons nos fonctionnaires sous les principes de précaution et le risque pénal.
Enfin, il manque surtout le courage politique de mettre en oeuvre ce qui est proclamé. Nous savons ce qu’il faut faire : s’attaquer frontalement aux enjeux de défense, du vieillissement, du climat qui sont aujourd’hui non financés.
Accélérer massivement l’innovation de rupture en cassant la bureaucratie qui dissipe les milliards investis, réduire les dépendances, rebâtir une base industrielle, mutualiser l’effort européen. Mais nous reculons dès que les lobbies protestent, dès que Bruxelles s’inquiète, dès que l’opinion doute, dès que l’effort implique du risque ou de la vitesse.
C’est ainsi que naissent les « traités inégaux » modernes : non plus imposés par des armées, mais par des dépendances technologiques, énergétiques et industrielles. Si nous ne maîtrisons ni notre coût de l’énergie, ni les matériaux critiques, ni les infrastructures numériques, alors d’autres définiront nos normes, nos prix, nos dépendances – et nos marges de liberté.
Sortir de la nostalgie
Cette fatalité n’est pas inéluctable. L’Europe possède une base scientifique exceptionnelle, un modèle social envié, des industries et des entrepreneurs admirés, des valeurs humanistes puissantes qu’il ne s’agit pas de sacrifier au profit d’une simplification bâclée. Mais l’histoire ne récompense pas les civilisations qui se bercent de leur passé : elle récompense celles qui osent.
Serons-nous capables de rompre avec la politique-spectacle, de choisir quelques paris décisifs, de sortir du confort du commentaire pour revenir à la capacité d’agir ? Serons-nous capables d’aligner discours, budgets et actes ? Serons-nous capables – enfin – de penser en générations, plutôt qu’en séquences de com’ ?
La vraie question est là : la France et l’Europe veulent-elles être acteurs du XXIe siècle, ou un souvenir glorieux du XXe et des Lumières ? Si nous n’avons pas le courage de nous ressaisir, de mettre des personnalités différentes en responsabilité, d’autres écriront notre avenir à notre place. Et les traités seront à nouveau terriblement inégaux.
David Lisnard est maire de Cannes et président de l’Association des maires de France.
André Loesekrug-Pietri est président et directeur scientifique de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), l’agence européenne (ARPA) pour l’innovation de rupture.

