LES ECHOS – Par Guillaume Guichard
La société, créée dans une ferme de l’est de la France, décortique les voitures du monde entier. Un savoir-faire unique plébiscité par une industrie automobile qui fait sa révolution électrique.
Des roues, des amortisseurs, les lourds cylindres en cuivre d’un moteur électrique. Un volant, des mousses de fauteuil, des pièces électroniques. Sur des tables grises dans une salle de réunion grande comme deux salles de classe, gisent les 2.800 pièces de la nouvelle berline électrique haut de gamme de BMW, l’i7.
Toutes, sauf les plus imposantes, sont enveloppées dans de petits sachets en plastique, à la façon de pièce à conviction. Le seul siège conducteur et ses 140 pièces, issues de dix fournisseurs différents, occupe quatre tables.
La luxueuse allemande a été démontée jusqu’au dernier boulon par les bons soins d’A2Mac1, dans ses ateliers d’Hary, minuscule village de l’Aisne perdu au milieu des champs de maïs et de betteraves. Cette entreprise française s’est fait une spécialité, depuis près de trente ans, de décortiquer les voitures.
La semaine précédente, une trentaine d’ingénieurs d’une grande marque allemande se sont rendus à Hary pour analyser pendant plusieurs jours les entrailles de la BMW. « Tous les constructeurs font appel à A2Mac1, au minimum pour leur acheter des données », témoigne un ingénieur automobile français. « Ils sont très chers, mais ils sont très bons », complète un autre.
De Rothschild à un fonds américain
L’entreprise détient un savoir-faire d’autant plus valorisé actuellement que l’industrie automobile vit la transformation la plus profonde de son histoire en passant à l’électrique, tout en voyant émerger une nouvelle et féroce concurrence chinoise. Chacun veut donc regarder par-dessus l’épaule du voisin pour savoir comment il aborde ces nouveaux défis. Cela tombe bien. Le chiffre d’affaires d’A2Mac1 est directement indexé sur le degré de curiosité – voire d’anxiété – des constructeurs.
Depuis sa création à la fin des années 1990 par deux frères passionnés de mécanique, Jean-Marie et Pierre-Yves Moulière, A2Mac1 s’est muée ces cinq dernières années en une discrète licorne de la tech. Cédée en 2017 à Rothschild & Co pour environ 200 millions d’euros par ses fondateurs, elle a été revendue il y a un an par ce dernier au fonds américain Providence Equity Partners pour 1,4 milliard. Près de trente fois son chiffre d’affaires, murmure-t-on.
Il n’y a pas de secret dans l’automobile : quand une voiture commence à rouler dans la rue, cela devient un objet public.
l’expert en analyse de la concurrence d’une marque française
Renault et Stellantis en sont des clients historiques. Des ingénieurs du premier tombent, à la fin des années 1990, sur le premier site Internet conçu par les deux fondateurs truffé de photos de voitures prises lors du Salon de l’automobile. Ils leur demandent de systématiser leur travail de renseignement industriel, en commençant par se rendre au Salon de Francfort. Une chose en entraînant une autre, les deux fils d’agriculteurs, qui décortiquaient et réparaient dans leur jeunesse les tracteurs par passion, se sont retrouvés à acheter des voitures pour les démonter, de façon quasi industrielle.
Une ferme au milieu des garages
Les fondateurs ne sont plus là aujourd’hui. L’un investit sa fortune depuis Genève, l’autre depuis les Etats-Unis. Mais leur mère, Marie-Odile Moulière, continue de veiller en voisine sur A2Mac1. L’agricultrice à la retraite habite toujours dans son corps de ferme en briques rouges, au milieu des garages et bâtiments techniques de l’entreprise à Hary. Les quelques anciens du site se souviennent encore des tartes aux prunes du verger qu’elle montait à l’étage, où oeuvraient ses fils et leurs premiers employés durant les premières années de leur aventure entrepreneuriale.
Ce temps paraît lointain. A2Mac1 est devenu le leader de son secteur, avec 17 sites de par le monde (bientôt 19), employant plus de 700 employés. Hary, 300 habitants, est ainsi devenu la discrète capitale mondiale de la rétro-ingénierie automobile. Cette pratique reste peu assumée. Il ne faut pourtant pas la confondre avec l’espionnage industriel. « Il n’y a pas de secret dans l’automobile : quand une voiture commence à rouler dans la rue, cela devient un objet public », témoigne l’expert en analyse de la concurrence d’une marque française. Un objet que tout un chacun a le droit de mettre en pièces pour l’autopsier.
Les constructeurs possèdent depuis toujours des « centres d’analyse de la concurrence ». Celui de Renault démonte entre 10 et 20 véhicules par an. Mais A2Mac1 a systématisé les procédés et en a réduit les coûts. Il démonte entre 130 et 160 voitures chaque année.
L’entreprise française compte comme clients tous les constructeurs – « sauf Aston Martin », précise toujours le directeur exécutif d’A2Mac1 Frank Bunte – ainsi qu’une large majorité des équipementiers et sous-traitants du secteur. De plus, ajoute le dirigeant, « les constructeurs aiment bien que nous démontions leurs modèles, cela prouve qu’ils intéressent les concurrents ».
Les petites mains de la 3D
Le démontage d’une voiture réclame entre quatre et six semaines de travail. Il ne s’agit plus seulement de prendre des photos. L’intégralité du véhicule et de ses composants sont numérisés en 3D, de quoi créer des doubles numériques des modèles mis en pièces. Les ateliers d’A2Mac1 à Hary sont peuplés de scanners sur des portants roulants, boîtiers noirs émettant une douce lumière bleue sur les objets qu’ils fixent de leurs trois objectifs.
La base de données du spécialiste de la rétro-ingénierie est constituée grâce au travail de dizaines de petites mains de la numérisation. Ces travailleurs, non qualifiés, sont indispensables pour constituer de larges bases de données. Dans le cas présent, ils ne sont pas mécontents d’avoir trouvé A2Mac1 dans un bassin d’emploi, au nord-est de Laon, qui n’est pas des plus dynamiques.
Leur travail se compare de plus en plus à celui des fourmis. Les éléments stratégiques dans les nouveaux modèles sont plus petits que jamais : ce sont les puces et autres unités de calcul rendues nécessaires par les aides à la conduite ou les phares intelligents.
La bibliothèque des pièces détachées
Dans un autre bâtiment du site d’Hary, une vingtaine de salariés mitraillent de photos les cartes électroniques d’une BMW iX1. Chaque composant doit être identifié et son passé retracé jusqu’à son fabricant. « Il faut 110 jours homme pour réaliser l’analyse électrique et électronique d’une voiture », estime le chef du service, Maxence Bouzy.
Des techniciens et ingénieurs experts – ils passent plusieurs années à travailler sur les mêmes parties des voitures – analysent ensuite les pièces, avant de les placer dans les fameux sachets plastiques, pour stockage. C’est ainsi que se constitue patiemment une base de données unique au monde, riche de millions de pièces issues du démontage de plus de 1.500 modèles.
Une bibliothèque au sens propre. Les clients peuvent commander et se faire envoyer n’importe quel élément du catalogue, puis le conserver quatre semaines chez eux pour étude. « A2Mac1 a un seul concurrent, Caresoft, mais ce dernier n’a pas la même richesse en stock », glisse un spécialiste de l’automobile. Et les enseignements tirés de cette base de données unique au monde par les équipes d’ingénieurs maison font aussi d’A2Mac1 une société de consultants très recherchée dans l’industrie.
La Mégane et le congélateur
Tout comme ses clients, l’ETI tente de ne pas être dépassée par les mutations de l’automobile. Dans ce nouveau monde électrique, le coeur d’un véhicule n’est plus le moteur, mais la batterie. A2Mac1 ne pouvait pas faire l’impasse sur cet élément qui pèse 40 % de la valeur d’une voiture. Imbattable en carburateurs et boîtes de vitesses, l’entreprise a dû se mettre à l’heure des électrons et de la chimie du lithium. C’est aussi, pour elle, un puissant relais de croissance.
Les commandes des clients d’A2Mac1 dévoilent leurs préoccupations du moment – si ce n’est leurs inquiétudes existentielles. A commencer par l’efficience des voitures électriques. La densité énergétique d’une batterie étant bien moindre que celle d’un plein d’essence, la consommation d’un véhicule est devenue encore plus stratégique qu’avant. A tel point qu’A2Mac1 a investi dans un centre spécialisé à Conflans-Sainte-Honorine, en région parisienne.
Nous nous penchons sur l’émergence des chinois et ces derniers ont besoin de leur côté de références occidentales pour préparer leur arrivée sur le marché européen.
un ingénieur automobile français
En cette matinée d’automne, une Megane e-Tech sort d’une « cellule climatique », un congélateur – qui peut aussi faire four – de la taille d’un container. Elle y a passé trois jours à – 20 °C. Objectif : tester la stratégie de la voiture pour se remettre sur pied après une telle épreuve. Partant congelée, il faudra deux heures à sa batterie pour se recharger – au lieu de trente minutes.
Le site francilien d’A2Mac1 est un paradis pour l’amateur de voitures électriques inédites en France. On peut y apercevoir les imposants pick-up américains à batterie Ford F150 Lightening et Rivian (3 tonnes environ chacun), la version électrique de la mythique Mustang, la très luxueuse Lucid Air, et des Tesla Model 3 de trois millésimes différents. Les ingénieurs et techniciens du site les démontent en grande partie pour y coller des mouchards. Ces derniers mesureront l’intégralité de la consommation énergétique des véhicules – de l’allume-cigare au moteur.
Curiosité chinoise
Autre préoccupation majeure des constructeurs occidentaux, les nouvelles marques chinoises spécialisées dans l’électrique. Un autre beau relais de croissance pour A2Mac1, qui, présent dans l’empire du Milieu depuis 2010, n’a jamais autant démonté de voitures chinoises.
Les Renault, Stellantis ou Volkswagen veulent comprendre pourquoi le géant chinois de l’électrique, BYD, réussit par exemple à concevoir ses nouveaux modèles en deux ans au lieu de quatre. « Cela va dans les deux sens : nous nous penchons sur l’émergence des chinois et ces derniers ont besoin de leur côté de références occidentales pour préparer leur arrivée sur le marché européen », relativise un ingénieur automobile français.
Une partie des réponses aux questions des constructeurs occidentaux gît dans les entrailles d’une Atto 3 de BYD en cours de dépeçage à Hary. Il en ressort que le constructeur, sur le point de rattraper Tesla, bat les Européens à leur propre jeu, la maximisation du nombre de pièces communes entre les différents modèles de sa gamme. « Nous pensons qu’au moins 70 % des éléments d’une voiture peuvent être réutilisés dans plusieurs modèles d’un même groupe automobile », pousse Frank Bunte.
Tous les nouveaux venus ne sont pas aussi bons. C’est l’autre enseignement d’une plongée dans les rouages d’A2Mac1. Le vietnamien Vinfast a bizarrement équipé ses modèles d’un moteur d’essuie-glace arrière à chaque fois différent. L’américain Rivian a voulu développer des pièces « maisons ». Loin de se traduire par un quelconque avantage technique, cela a grevé de 5.000 dollars le coût de son moteur, par rapport à celui de son concurrent le F-150 Lightening. Nul doute que, s’ils survivent, ces deux jeunes constructeurs vont s’améliorer : ils sont clients d’A2Mac1.
Guillaume Guichard
Est-ce qu’ils remontent la voiture une fois l’analyse terminée ??