« Maintenant je sais ce qu’est une ingénieure : quelqu’un de prêt à tout et de bon à rien »
T&moignage _
Marquée dans son enfance par des visites d’usine, Tatiana Sueur est devenue ingénieure dans l’industrie. Une carrière qui l’emmena dans l’automobile, le luxe et aujourd’hui l’aéronautique, à des postes de plus en plus stratégiques.
Par Julien Dupont-Calbo Publié le 11 mars 2025 LES ECHOS
« Je suis née à Rouen, en Normandie, à Bois-Guillaume, la ville d’enfance de François Hollande. J’étais plutôt bonne élève au collège, alors on m’a parlé d’études d’ingénieur. Je ne savais pas ce qu’était un ingénieur. Mon père est fils d’ouvrier, ma mère fille d’agriculteur, ils ont fait un DUT informatique et fait carrière dans la banque. Ingénieur, ce n’était pas une voie naturelle pour moi.
Après le bac, j’ai atterri à l’Insa de Rouen en filière chimie. Je ne me suis jamais vue dans un bureau ou un laboratoire, j’avais une attirance pour les usines. Petite, mes parents m’avaient emmenée voir l’usine Volvic pendant des grandes vacances. La rapidité des machines m’avait marquée, la preuve, je m’en souviens encore. Et pendant mes études, j’ai vu une usine de savon. Un savon emballé toutes les deux secondes. C’était magique, comme dans ‘Charlie et la chocolaterie’.
A la fin de mes études, j’avais envie de travailler dans l’agroalimentaire, j’ai toujours aimé cuisiner. J’avais une proposition de Danone pour aller dans une usine de petits-suisses, mais j’ai fini dans l’automobile chez Faurecia [devenu Forvia, NDLR]. Je connaissais un DRH de cet équipementier automobile, je faisais du cheval avec lui régulièrement.
Syndrome de l’imposteur
J’ai donc commencé ingénieure qualité, toute jeune, sur un site Faurecia accolé à l’usine Renault de Sandouville. On avait deux heures trente pour livrer la pièce commandée par Renault, et il y avait 6.500 euros de pénalité par minute de retard. Ce rythme m’a impressionnée, une fois encore.
L’intégration n’a pas été facile. Jeune ingénieure, j’avais l’impression de ne pas servir à grand-chose et de ne pas mériter mon salaire. J’étais la petite timide qui n’osait pas dire bonjour le matin et qui avait peur de déranger tout le monde. J’ai eu un gros syndrome de l’imposteur, mais un petit coaching m’a beaucoup aidée.
Aujourd’hui, quand je reçois un jeune ingénieur, je lui dis que je sais qu’il a l’impression de ne rien savoir, et je lui dis que c’est pas pour ça que je l’ai embauché… Maintenant je sais ce qu’est un ingénieur : c’est quelqu’un de bon à rien et de prêt à tout, qui a une grosse culture scientifique et qui peut résoudre différents problèmes avec sa méthode et son adaptation.
Après un autre poste, sur la norme ISO 14001, je me suis retrouvée à Méru, dans l’Oise, sur un grand plateau. Je me suis vite ennuyée. Je suis allée voir mon chef, qui a essayé de me rassurer en me disant que j’allais bientôt avoir un nouveau projet. Cela m’a fait encore plus peur. Le soir, en rentrant, j’ai refait mon CV. Je l’ai donné sur un forum à Renault, qui m’a embauché en 2006. Je parlais trois langues, l’espagnol et l’anglais en plus du français, et Faurecia est une école réputée pour le manufacturing.
C’était un gros changement. Renault, c’est le luxe total. Il y avait moins de pression et pas de risque permanent de licenciement comme chez Faurecia. En plus, Renault me proposait de revenir dans une usine, au poste d’ingénieure fournisseurs. Je n’ai pas hésité.
« Ils voulaient voir ce que la petite avait dans le ventre »
Je passais mon temps à visiter dans toute l’Europe les sites en situation de crise chez les équipementiers. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la République tchèque… De nouvelles cultures très enrichissantes, mais ce ne fut pas facile non plus et cela a développé mon caractère.
J’étais une jeune femme de 26 ans. Les Italiens par exemple, ils me testaient, ils voulaient voir ce que la petite avait dans le ventre, alors ils m’envoyaient à l’intérieur des machines les plus sales. J’y allais de bon coeur. Puis j’ai découvert le management avec une petite équipe, avant de repasser en production à Cléon comme cheffe adjointe d’atelier, puis cheffe d’atelier boîte moteur. C’était grisant : on était au coeur d’une machine très rapide qui sortait un moteur Diesel toutes les trente secondes… Après, Renault m’a envoyée sur un projet de compétitivité en Espagne, avant de me confier un atelier de 500 salariés à Cléon, celui qui fabriquait les moteurs de voitures électriques, un poste stratégique.
Si j’ai toujours eu un côté bonne élève – je travaille encore dessus ! -, je n’ai jamais eu de rêve de grandeur, de carrière. Mais j’ai souvent eu le réflexe de regarder mes chefs. Je me disais : « Lui, je peux faire mieux » ; « Lui, son job est génial »… J’ai toujours voulu avancer avec mes compétences et mes résultats. J’arrive quelque part, j’observe, je fais le diagnostic, je lance le projet et quand c’est fini, je veux changer.
J’ai fini par quitter Renault en 2020. Je n’étais pas en phase avec le directeur de l’usine. J’étais arrivée à un niveau où les choses devenaient très politiques, ce n’était pas mon truc. Un chasseur de têtes m’avait proposé de monter une usine de but en blanc pour un grand nom du luxe, un site d’équitation. J’ai dit oui, j’ai toujours la passion du cheval.
« L’avion, c’est un autre monde »
Au début, c’était merveilleux, les gens étaient en apparence bienveillants. Mais j’ai vite souffert de la grosse différence de culture, de rythme, de procédés. C’était brutal : il y avait zéro volonté d’améliorer la productivité. C’était assez déresponsabilisant, et l’atmosphère était très masculine. Mon profil ne rentrait pas dans le moule.
L’usine construite, il y a un peu plus d’un an, j’ai vu une annonce dans l’aéronautique. J’avais des touches chez un constructeur auto, mais je voulais retrouver la technique sans revenir en arrière. Quand je me balade à cheval, je ne rentre jamais par le même chemin… Je suis désormais responsable supply chain chez Safran Nacelles.
Les avions, c’est encore un autre monde. Dans l’auto, s’il faut trois vis à la pièce, tu en mets deux pour gagner cinq centimes. Dans l’aéro, tu en mets quatre ou cinq pour être sûr, et tant pis si ça coûte. Ce n’est pas du tout la même marge.
Est-ce qu’être une femme a ralenti ma carrière ? Ce sujet, ce n’était pas quelque chose d’important pour moi au départ. J’ai bien rencontré un peu de condescendance ou de paternalisme au début de ma carrière, mais Renault fait de la discrimination positive. Pour eux, j’étais une minorité visible, cela m’a sans doute rendu service, mais il fallait assurer et avoir les compétences pour vraiment en profiter.
« Montrer qu’on peut le faire »
Nous, les filles, on a une part de responsabilité. Quand on ferme les yeux et qu’on voit un responsable supply chain, on pense à un homme, même nous. C’est pour ça que je raconte mon histoire, pour montrer qu’on peut le faire. J’ai bénéficié de plusieurs coachings, et d’introductions dans des réseaux féminins. J’étais sceptique à la base, mais en fait il y a des réseaux masculins, comme la chasse par exemple, et nous les femmes on peut aussi avoir intérêt à se connaître.
Dans les grands groupes, les salaires sont les mêmes pour les hommes et les femmes, il y a tellement d’indicateurs et de garde-fous. Les décalages, cela tient au poste. Après, j’avoue que deux fois dans ma vie, j’ai demandé en entretien d’embauche un salaire inférieur à celui qu’on m’a donné.
Julien Dupont-Calbo