Comment éviter le fiasco “fonds spéculatif + réindustrialisation + économie de guerre” après la Fonderie de Bretagne ?
C’est l’histoire d’un récit parfait qui tourne au mauvais polar. Au printemps 2025, la Fonderie de Bretagne (Caudan, Morbihan) est brandie comme un symbole : 266 emplois sauvés, une reconversion “verte-kaki” de l’automobile vers l’obus, un industriel français présenté comme chevalier blanc, un État ravi de pouvoir prononcer le mot “réindustrialisation” à chaque micro tendu. Six mois plus tard, la façade se fissure… zéro obus produit, des promesses d’investissement non tenues ou retardées, un financement adossé à un fonds spéculatif controversé, un droit d’alerte économique déclenché par les syndicats. Comment a-t-on pu laisser un site stratégique se retrouver suspendu aux humeurs d’un financeur prédateur, au nom d’un “réarmement” devenu mot magique ?
Le 25 avril 2025, le tribunal de commerce de Rennes valide l’offre d’Europlasma sur la Fonderie de Bretagne. C’est Noël avant l’heure ! 266 salariés sont préservés, la liquidation est évitée, l’État salue une opération “cohérente avec les besoins de défense” du pays. Le scénario est séduisant. Plutôt que de fabriquer des pièces automobiles pour un donneur d’ordres versatile, l’usine produira des corps d’obus. L’économie de guerre devient la planche de salut. On promet 250 000 obus en 2025, puis le double l’année suivante. Les communiqués respirent la certitude, le courage industriel et la responsabilité stratégique.
Ce roman national tient en quelques mots – réindustrialisation, souveraineté, défense. Il rassure les élus, soulage les ministères, nourrit les éditoriaux optimistes. Le problème, c’est que la réalité industrielle n’est pas un communiqué de presse. Elle a besoin de commandes fermes, de trésorerie solide, de donneurs d’ordres identifiés, de financements lisibles. Or, c’est précisément ce qui va manquer à Caudan.
Zéro obus, chômage partiel et droit d’alerte – le retour du réel
À l’automne, le décor se dégonfle. Les syndicats font le compte : aucun obus n’est sorti des lignes ! Zéro. Les 250 000 unités annoncées pour 2025 se dissolvent dans le silence. Les marchés promis n’existent pas. Les salariés voient le chiffre d’affaires prévu (plus de 40 millions d’euros) s’écraser. Le directeur du site, inquiet pour la trésorerie et le paiement des salaires, est débarqué pour “défaut de loyauté”. L’usine bascule en chômage partiel. On s’éloigne à grands pas de la success story.
Devant cette accumulation de signaux rouges, les élus du personnel déclenchent un droit d’alerte économique. Ce geste n’est pas un caprice syndical, c’est un dernier garde-fou institutionnel pour tenter de comprendre ce qui se joue derrière les discours lissés. La question devient brutale : la reprise de Caudan était-elle réellement pensée pour durer, ou bien fallait-il surtout cocher les bonnes cases politiques à court terme – sauver des emplois sur le papier, afficher une reconversion vers la défense – en espérant que la réalité suivrait ?
Réindustrialisation sous perfusion d’un fonds spéculatif : un pari ou une faute ?
Car la clef du dossier n’est pas seulement industrielle, elle est financière. Europlasma, repreneur présenté comme “industriel”, bâtit sa stratégie d’expansion grâce au soutien d’Alpha Blue Ocean, fonds d’investissement décrit par de nombreux observateurs comme un acteur spéculatif à haut risque. Son outil favori : des obligations convertibles en actions extrêmement dilutives. Dans une enquête de référence, Alpha Blue Ocean est qualifié de « fonds vautour qui plane sur l’industrie européenne », voire de repaire de « pirates sans scrupule ». Sa logique est de transformer une promesse industrielle en produit financier, négocié sur des marchés où la volatilité est une vertu et non un problème…
Confier à un tel duo le destin d’outils industriels stratégiques – pièces ferroviaires, composants d’armement, désormais fonderies – revient à nouer ensemble deux temporalités contradictoires. D’un côté, une usine qui a besoin de temps long, de stabilité, de commandes planifiées. De l’autre, un financeur dont le modèle repose sur la rotation rapide des titres, la liquidité immédiate, la capacité à se désengager dès que l’opération devient moins rentable. Il ne s’agit pas d’une nuance technique, c’est un conflit de structure.
Or l’État ne peut pas faire semblant de l’ignorer. Lorsque le ministère de l’Industrie soutient une reprise et se félicite de voir un site stratégique “sauvé”, il ne s’engage pas seulement sur un nom d’entreprise, mais sur une architecture de financement. Au printemps 2025, le ministre rappelait encore à l’Assemblée que « l’État s’est engagé à aider à la reprise » via un prêt public de plusieurs millions d’euros. Dans un appel à commission d’enquête, des députés pointent désormais « les complicités dont le groupe a éventuellement bénéficié », rappelant que, pour d’autres sites, « les investissements promis n’ont jamais été faits alors même que l’État et les collectivités avaient auparavant déboursé des millions d’euros pour les soutenir ». Autrement dit, Bercy n’a pas seulement validé ces montages, il les a, de fait, encouragés et nourris.
Valider, voire encourager, des montages adossés à des fonds de ce type, c’est accepter d’adosser la politique industrielle française à une finance de court terme. On ne peut pas vouloir la souveraineté industrielle, la souveraineté militaire à l’heure de la menace post-soviétique, et confier en même temps la solidité de nos usines à ce genre d’acteurs marrons.
L’économie de guerre comme alibi ou la tentation du mensonge utile
L’autre point aveugle est politique. L’argument de “l’économie de guerre” a servi de sésame. Il permet de tout justifier : des aides publiques, l’urgence, les reprises fragiles, l’opacité partielle. Au nom de la défense, on ferme les yeux sur la cohérence des modèles économiques, la robustesse des financements, la solidité des donneurs d’ordres. L’urgence légitime devient alibi commode.
Le cas de la Fonderie de Bretagne montre pourtant que l’incantation ne suffit pas. On peut invoquer autant qu’on veut la souveraineté, la défense, la réindustrialisation. Si les commandes ne sont pas là, si les apports promis n’arrivent pas à temps, si l’outil industriel ne tourne pas, on ne produit ni obus, ni emplois, ni fierté industrielle. On produit du cynisme. On produit de la défiance. On produit du ressentiment, chez des salariés qui ont déjà connu Renault, Callista, puis Europlasma et son fonds partenaire.
Sécuriser ! Ce que Caudan oblige à changer
La leçon la plus brutale de Caudan est aussi la plus simple. On ne confie pas des outils industriels stratégiques à des montages financiers qu’on ne contrôlerait pas avec une précision chirurgicale. Il faut des garde-fous précis. Pas dans les communiqués : dans les textes et dans les pratiques. Avec des clauses de sortie publique en cas de défaillance, des sanctions sévères si les engagements d’investissements et de commandes ne sont pas tenus, une transparence obligatoire quant aux financeurs réels, l’interdiction de certains montages spéculatifs lorsqu’un site est jugé stratégique, des droits de regard renforcés des salariés et des collectivités territoriales.
La souveraineté industrielle ne se décrète ni à coups de slogans, ni à coups de deals rapides avec des “solutions” financières miracles. Elle se construit patiemment avec des acteurs capables d’assumer le temps long et des pouvoirs publics qui ne confondent pas récit de réindustrialisation et politique industrielle. La Fonderie de Bretagne ne devrait pas être un cas isolé qu’on commente à distance ; elle devrait être un test d’honnêteté. Acceptons-nous, oui ou non, d’adosser notre effort de défense et notre appareil productif à des fonds dont la logique profonde n’est pas la durabilité industrielle, mais la rentabilité spéculative ?
Si la réponse est non, alors le cas de Caudan doit conduire à réécrire les règles du jeu. Sinon, d’autres “miracles industriels” finiront eux aussi en fiasco annoncé.
Une règle simple, presque triviale : exclure tout acteur en lien avec des paradis fiscaux
Il existe pourtant une règle minimale, presque de bon sens, que l’État pourrait appliquer avant de confier un site stratégique à un investisseur : rejeter toute candidature provenant d’un acteur financier ayant, directement ou indirectement, des interactions avec des paradis fiscaux. Pas une règle révolutionnaire, simplement une exigence civique élémentaire.
Les paradis fiscaux ne sont pas seulement un problème moral, ils constituent un risque industriel, stratégique et démocratique. Ils permettent l’opacité des flux, l’évasion des responsabilités, la mobilité instantanée des capitaux — exactement l’inverse de ce qu’exige une politique de souveraineté industrielle. Or, depuis dix ans, l’État français a plusieurs fois adoubé des montages ou des repreneurs dont les ancrages réels se situaient… très loin du territoire ou du projet industriel affiché…
Dans une audition parlementaire de 2023, l’économiste Nicholas Shaxson le rappelait d’ailleurs : « Les paradis fiscaux fabriquent de l’irresponsabilité ; ils permettent de profiter sans contribuer et d’agir sans laisser de traces. » Quant au regretté juge van Ruymbeke, il exposait par le menu dans les colonnes d’Unidivers en 2020 les graves dangers que font courir à notre pays l’existence de ces zones grises et voyous (voir l’article ici)
Appliquée à des secteurs comme l’armement, la métallurgie ou l’énergie, cette opacité devient un facteur de vulnérabilité nationale. On ne demande pas aux repreneurs d’être des saints. On exige simplement qu’ils n’aient aucune présence dans ces zones opaques — pas de filiales, pas de holdings de tête dissimulées dans des juridictions non coopératives, pas de véhicules d’investissement enregistrés dans les Bermudes, le Delaware, le Luxembourg ou les îles Caïmans (et, plus largement, dans les montages les plus agressifs de la finance offshore).
Une telle règle aurait un double effet immédiat :
- écarter les fonds prédateurs qui n’entrent dans un dossier stratégique que pour extraire de la valeur avant de se retirer ;
- forcer Bercy à défendre des montages transparents, vérifiables et cohérents avec ses propres discours sur la réindustrialisation.
On éviterait alors que la collectivité se retrouve, comme dans le cas présent, otage d’un financeur aux pratiques opaques, lui-même rattaché à un écosystème international dont l’objectif est tout sauf la stabilité industrielle d’un bassin d’emploi.
-> Les faits
• Janvier 2025 : Fonderie de Bretagne en redressement judiciaire. • 25 avril 2025 : reprise validée par le tribunal au profit d’Europlasma, 266 emplois conservés, promesse de production d’obus. • Printemps–été 2025 : communication offensive sur la réindustrialisation et l’économie de guerre. • Octobre 2025 : constat syndical d’absence totale de production d’obus, inquiétudes sur la trésorerie, limogeage du directeur. • 23 octobre 2025 : droit d’alerte économique déclenché par les élus du personnel. • Novembre–décembre 2025 : retards de versements des fonds promis, chômage partiel, injection tardive de 2 millions d’euros pour sécuriser la trésorerie à court terme.
-> Le montage financier
• Repreneur : Europlasma, groupe industriel français en quête de croissance rapide. • Financeur clé : le fonds Alpha Blue Ocean (ABO), spécialisé dans les obligations convertibles très dilutives. • Logique : apport de lignes de financement successives, convertibles en actions, avec effet potentiellement très dilutif sur le capital. • Risque : dépendance de la trajectoire industrielle à des rouages financiers conçus pour la rapidité et la liquidité, non pour l’investissement patient. • Enjeu politique : une part de la réindustrialisation française se retrouve de facto sous la coupe d’une finance court-termiste.
-> Le droit d’alerte économique
Le droit d’alerte économique permet aux élus du personnel de saisir formellement la direction lorsqu’ils estiment que la situation de l’entreprise est préoccupante. À la Fonderie de Bretagne, il a été déclenché pour : • l’absence de commandes et de plan de charge crédible, • l’écart entre le business plan et la réalité des chiffres, • les tensions de trésorerie, • l’opacité des engagements financiers d’Europlasma et de son financeur, • l’inquiétude sur la pérennité du site à court et moyen terme. Une expertise indépendante doit éclairer les causes et les risques. Encore faut-il que les conclusions soient suivies d’effets.
Sources (sélection) : enquêtes et articles de presse nationale et régionale consacrés à la reprise de la Fonderie de Bretagne par Europlasma et à son financement (Le Monde, Ouest-France, Le Télégramme, France Bleu, L’Usine Nouvelle, L’Express, AEF info, débats parlementaires à l’Assemblée nationale, communiqués parlementaires sur Europlasma et Alpha Blue Ocean, etc.).

