Elle est réputée dans le secteur pour la pureté de l’aluminium qu’elle produit, prisé par l’aéronautique, et notamment pour les avions de chasse de l’armée américaine. Construite dans les années 60, c’est l’une des six dernières fonderies du pays (il y en avait 23 en 2000), ces sites où l’alumine, extrait de la bauxite, est transformé en aluminium par électrolyse. «On fait un peu de la magie noire», sourit le président de la branche locale du Syndicat des métallos (USW), Andy Meserve, 42 ans, qui travaille à la fonderie depuis quinze ans. Les mains dans les poches de son sweat rouge, il a les yeux fatigués par sa journée à l’usine : «Ce sont des boulots assez intenses, assez physiques. Et c’est un processus qui consomme énormément d’électricité : quand on produit à pleine capacité, on utilise chaque jour autant d’énergie qu’une ville de 500 000 habitants !» Non pas qu’aujourd’hui l’usine tourne à plein. En 2015, avec le plongeon du cours de l’aluminium, trois lignes de production sur cinq ont été stoppées dans la fonderie, et 300 ouvriers licenciés. «On pensait vraiment que c’était fini, que ces boulots, bien payés pour la région, avec des bonnes prestations sociales, allaient disparaître», se souvient Andy. Et puis Donald Trump est arrivé.
«Règles du jeu»
En mars dernier, le président américain s’est lancé dans un bras de fer commercial, imposant des droits de douane punitifs de 25 % sur l’acier et 10 % sur l’aluminium, avec pour objectif déclaré de montrer ses muscles protectionnistes et faire flancher la Chine, accusée d’inonder le marché avec ses surcapacités subventionnées. Donald Trump ne rate jamais une occasion de vanter son bilan économique et commercial «exceptionnel» sur son compte Twitter ou, comme cette semaine, à la tribune de l’ONU. «Les usines ouvrent partout aux Etats-Unis, les métallos travaillent à nouveau, et beaucoup d’argent arrive dans nos caisses», tweetait-il, par exemple, en août.
Renforcé par la bonne santé de l’économie américaine, avec un faible taux de chômage (lire page 6) et une croissance robuste (lire page 5), le Président a fait de sa réforme fiscale et de sa politique commerciale «America First» son argument massue pour convaincre les électeurs, à cinq semaines des midterms. Le 6 novembre, le camp républicain, en position défensive, tentera en effet de conserver sa majorité à la Chambre des représentants et au Sénat.
Century Aluminium, dont le siège est à Chicago, faisait pression depuis des années pour la mise en place de tels tarifs. Dans leur sillage, l’entreprise a annoncé la réouverture de ses lignes de production mises à l’arrêt à Hawesville, l’investissement de 150 millions de dollars (plus de 129 millions d’euros), et l’embauche de 300 ouvriers, avec des salaires moyens de 65 000 dollars par an, jusqu’à 90 000 dollars avec les prestations sociales. Faisant de la fonderie d’Hawesville la vitrine de la politique commerciale du Président. «Cet exemple montre comment les tarifs douaniers de Trump et sa politique fiscale renforcent nos industries manufacturières et de défense, et améliorent le sort des travailleurs américains», s’est empressé d’écrire Peter Navarro, conseiller économique du dirigeant américain, au sujet de la fonderie, dans une tribune publiée en mai par USA Today.
Renforçant encore un peu plus l’effet de loupe, l’administration Trump a envoyé son émissaire, en la personne du secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, lui-même ancien magnat de l’acier, pour le redémarrage de la troisième ligne de production fin août. Une cérémonie d’inauguration en forme d’opération de communication, avec ministre et gouverneur (le républicain Matt Bevin, un fidèle de Donald Trump) sous casques de chantier. «La politique commerciale de l’administration Trump a beaucoup soulagé les travailleurs de l’industrie de l’aluminium, en uniformisant les règles du jeu et en s’assurant du maintien de la compétitivité de notre industrie», a loué le PDG de Century Aluminium, Michael Bless, à cette occasion.
Cols blancs
«Tout ça, c’était une farce», s’amuse encore Andy Meserve, convié à la sauterie. Lui n’est «pas spécialement fan de Trump». Il a soutenu Bernie Sanders et ses positions protectionnistes lors de la primaire démocrate, et a voté à contrecœur pour la plus libérale Hillary Clinton lors de la présidentielle 2016. Officiellement, son syndicat s’est prononcé en faveur des taxes douanières. Andy Meserve a même témoigné devant l’International Trade Commission (ITC), à Washington, en septembre 2016, en amont de la plainte déposée en janvier 2017 par l’administration Obama auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre la Chine, accusée de gonfler «artificiellement» sa part de marché par le biais de prêts bon marché et de subventions. Mais le syndicat se retrouve les fesses entre deux chaises : l’USW pensait, à tort, que le Canada, où il compte de très nombreux adhérents, serait exempté des taxes douanières. «C’est sûr, il fallait faire quelque chose contre le dumping étranger, reprend Meserve. Ces tarifs douaniers sont une bénédiction pour une partie du secteur, et notamment pour mon usine, mais je ne suis vraiment pas sûr que ce soit la bonne réponse pour d’autres industries, ni pour mon pays. C’est vraiment trop radical.»
Beaucoup d’ouvriers ont voté pour Donald Trump dans son usine. Quel crédit le milliardaire a-t-il auprès d’eux ? «Quand on dit que grâce aux tarifs, ce sont 300 nouveaux emplois ici, les gars se disent « oh, c’est génial ». Mais dans la rue ou le comté d’à côté, ça veut peut-être dire que quelqu’un d’autre va en souffrir.» Même chez ceux qui ont voté pour l’actuel locataire de la Maison Blanche, le discours est plus nuancé, pas aussi manichéen que celui des responsables républicains ou des cols blancs de Century. «Clairement, ces tarifs ont sauvé nos emplois à Hawesville», assure Steve Cheek, 46 ans et opérateur de coulée depuis 1998 dans la fonderie – un poste extrêmement pénible, puisqu’il faut travailler l’aluminium en fusion, dans des températures infernales. Et d’ajouter : «C’est une des raisons pour lesquelles j’ai voté pour Trump : il était le seul à promettre un avenir à nos usines. Je pense que ces taxes douanières sont une bonne solution à court terme, pour nous donner du poids dans les négociations. Mais à long terme, ça peut probablement faire du tort à d’autres usines qui transforment l’aluminium.» Steve, dont le père était lui-même ouvrier à la fonderie, est enregistré comme électeur républicain, mais il ne se définit «pas complètement comme un fan de Trump» : lui aussi assure que s’il avait pu, il aurait «voté Bernie».
«Colonne vertébrale»
Le Kentucky, terre acquise à Donald Trump qui y a remporté 62,5 % des suffrages en 2016 (jusqu’à 85 % dans certains comtés), n’applaudit pas franchement la politique commerciale du Président. Car le «Bluegrass State» compte tout un éventail d’industries, touchées différemment par les taxes douanières et leurs représailles chinoises. Le long de ses routes qui serpentent dans les collines, parsemées de boîtes à lettres rouillées, de drapeaux américains et d’églises baptistes, se succèdent champs bien peignés (maïs, soja, tabac), et distilleries de bourbon (95 % du bourbon mondial y est produit). Depuis quelques mois, l’exportation de produits agricoles, comme celle du bourbon, est sous le coup de nouvelles taxes douanières imposées, en représailles aux tarifs américains, par l’Union européenne, le Canada et la Chine.
«Certes, les taxes aident les quelques fonderies du pays, mais moi, je m’inquiète surtout pour nos agriculteurs, qui ont perdu des marchés, raconte Jack McCaslin, juge exécutif (démocrate) du comté de Hancock, où se situe la fonderie d’Hawesville. Pour l’instant, l’administration a décidé de les subventionner, mais pour combien de temps ? Et je m’inquiète pour le consommateur, qui finira par payer plus cher des objets du quotidien si Trump ne revient pas sur ses tarifs…»
Dans le Kentucky, comme au Texas, les juges de comtés comme McCaslin sont élus et dotés d’un pouvoir exécutif sur la zone. «Bien sûr, comme tout le monde, j’aimerais que l’Amérique recommence à fabriquer des choses : la colonne vertébrale de ce pays, c’est son industrie, reprend McCaslin, assis à son bureau recouvert de photos de famille et d’un petit bateau en cuivre où il est écrit : « Celui qui marche avec Dieu arrive toujours à destination. » Mais il y a d’autres façons de faire que de commencer une guerre commerciale avec des pays dont les économies sont interdépendantes de la nôtre.» Les plus gros marchés d’exportation du Kentucky, cinquième Etat le plus pauvre des Etats-Unis, sont notamment le Canada, l’Union européenne et le Mexique, contre lesquels Donald Trump a imposé des barrières tarifaires.
Por
te-étendard«Le Kentucky est en effet un cas d’école, avec plusieurs types d’industries lourdes, manufacturières, agricoles… analyse Jack Mazurak, porte-parole du cabinet d’études économiques Think Kentucky. Nous surveillons l’évolution de la situation liée à leur impact sur les entreprises des différents secteurs, mais nous n’en connaissons pas encore le résultat. Ce qu’on peut dire, c’est que certaines entreprises en bénéficient, et d’autres en souffrent. Celles qui en bénéficient sont en amont, plus proches des matières premières, et dont les clients sont sur le sol américain. Mais plus vous descendez en aval, plus les entreprises sont proches du produit fini, dépendantes de marchés étrangers pour l’import de certaines matières premières, dont le prix a augmenté ou pour l’export, plus elles en pâtissent.» Dans le Kentucky, le secteur de l’aluminium primaire emploie 20 000 personnes, dix fois moins que le secteur manufacturier.
Même l’Aluminium Association, qui représente la filière, a dit dans un communiqué en septembre sa «profonde inquiétude sur les effets des taxes sur la production d’aluminium et sur les emplois aux Etats-Unis», et demandé que les mesures pour réduire la production d’aluminium chinois soient plus «ciblées», sans affecter le Canada et l’Union européenne. En vain pour l’instant. D’autant que, a-t-elle reconnu, la production américaine d’aluminium est insuffisante pour répondre à la demande domestique…
Dans le Kentucky, il existe un autre porte-étendard de la politique commerciale de Trump dans ce secteur : Braidy Industries, qui a donné le premier coup de pelle symbolique en juin pour la construction d’un nouveau laminoir à aluminium à Ashland, dans l’est de l’Etat, avec la promesse d’un gros investissement, et la création de plus de 500 emplois pérennes. «Depuis le premier jour où ces tarifs ont été mis en place, ils portent leurs fruits, s’est enthousiasmé le conseiller économique de Trump Peter Navarro, sur Fox News début juin. Rien que vendredi dernier a commencé la construction d’une usine à Ashland, dans le Kentucky, en plein cœur de l’Amérique pauvre, dans les Appalaches. Un laminoir à aluminium de 1,5 milliard de dollars, grâce à la politique fiscale et aux taxes douanières du Président !» Dans sa tribune à USA Today, Navarro décrit cette région «un temps florissante» grâce aux mines de charbon, au pétrole et à l’acier : «Aujourd’hui, le comté de Boyd où se situe Ashland souffre d’une population en déclin, et d’une terrible épidémie d’opiacés. Mais l’aide – et non de faux espoirs – est en route.»
Pour assister à la naissance de ce petit miracle, il faut traverser les régions rurales et vallonnées du Kentucky où se succèdent paysages maussades et industriels hérissés des enseignes de fast-foods, et visions miraculeuses de vallées verdoyantes et pittoresques, pour se rendre à l’Est, à la frontière avec l’Ohio et la Virginie occidentale, sur le flanc des Appalaches. Une ancienne région minière un peu désolée, dont la toponymie est le dernier vestige (Ashland, Coalton…), à deux heures de voiture de la première grande ville. Le comté de Boyd connaissait un taux de chômage à plus de 9 % en 2017, deux fois plus que la moyenne nationale.«Avant, soit vous bossiez pour la raffinerie de Marathon Petroleum, soit vous bossiez pour AK Steel. Mais maintenant, AK Steel est à l’arrêt… regrette Chris Jackson, qui a perdu son boulot à l’entreprise sidérurgique à la suite d’un licenciement économique fin 2017. L’ouverture du nouveau laminoir de Braidy, c’est l’événement le plus prometteur de ces dernières années dans la région. Braidy, ce sont nos sauveurs.»
Formation
Chris, père de famille de 41 ans, a bossé onze ans pour AK Steel. «Le meilleur boulot de ma vie», raconte-t-il de sa voix grave et joviale. Il a vite rebondi et suit, depuis la rentrée, le programme de formation tout neuf mis au point par l’université technique d’Ashland (Ashland Community College), en partenariat avec Braidy Industries, calibré pour répondre aux futurs besoins du laminoir qui aura l’industrie automobile pour cliente. Pour l’instant, c’est un immense rectangle de terre et d’herbe, en face du campus. «Future home of Braidy Industries», annonce une grande bannière.
Michael Tackett, qui pilote ce programme de formation en deux ans, fait visiter le campus rutilant, où l’on apprend la soudure, la programmation informatique, l’électricité, mais aussi les maths, la physique, et des rudiments de macroéconomie. Sur ses 130 nouveaux élèves, il y a toutes les générations, des jeunes de 20 ans comme des ouvriers en reconversion de 50 ans, et six femmes. «Les élèves apprennent le métier sur les mêmes machines que celles qui équiperont l’usine, lance-t-il fièrement. Elle va permettre un boom économique dans la région.» Mais contrairement au discours officiel, le formateur admet que l’instauration de tarifs douaniers sur l’aluminium n’y est pour rien.«Le projet était dans les tuyaux plus d’un an avant leur mise en place», assure-t-il. Le Washington Post a même fait un fact-checking de la tribune de Navarro, qui rappelle que Braidy Industries avait acheté le terrain avant même que Trump ne s’installe à la Maison Blanche…
Pourtant, Chris Jackson, issu d’une «famille de démocrates purs et durs», a voté pour le candidat républicain en 2016 : «Il ramène des emplois dans le pays.» Mais il n’est pas dupe : «Cette nouvelle usine n’a pas grand-chose à voir avec ces nouvelles taxes sur les importations. Je pense que c’est parce qu’ils savent qu’ici, les gens travaillent dur.» Les 15 millions de dollars investis dans le futur laminoir par l’Etat du Kentucky, ses lois antisyndicats (right-to-work laws), et des fortes incitations fiscales, y sont peut-être aussi pour quelque chose.
Isabelle Hanne Envoyée spéciale à Hawesville et Ashland
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