« Saint-Gobain, il l’a dans les tripes » : la cure de jouvence de Benoit Bazin pour le plus vieux groupe industriel français
Le géant des matériaux de construction fête ce lundi son 360ème anniversaire au château de Versailles. L’occasion pour son PDG, Benoit Bazin, de faire briller son bilan après plus de quatre ans de règne. Ces derniers mois, le dirigeant s’est affirmé sur la scène médiatique avec quelques coups d’éclat.
Par Renaud Honoré, Christophe Palierse
Une petite sauterie à la maison, ou presque. Ce lundi, au château de Versailles, dans la galerie des Batailles et ses 11 mètres de hauteur sous plafond, au milieu des dorures et des tableaux retraçant les plus grandes batailles de France, Saint-Gobain reçoit. La vénérable entreprise française n’a pas l’habitude de mégoter pour ses anniversaires. En 2015 pour ses 350 ans, elle s’était installée sur la place de la Concorde et avait fait venir le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls.
Dix ans plus tard, on a parfois du mal à se rappeler le nom du chef du gouvernement, mais des invités de prestige – notamment les dirigeants de Vinci, Xavier Huillard et Pierre Anjolras, le patron d’Accor, Sébastien Bazin, Jean-Dominique Senard (Renault) – sont là pour souffler les 360 bougies. Là où tout a commencé : après tout, la Manufacture royale des glaces n’a-t-elle pas été créée en 1665 par Colbert pour damer le pion aux miroitiers vénitiens sur le fabuleux marché du château de Versailles ?
« Je fais des choix »
Ce choix de se replonger dans le passé pourrait presque surprendre de la part de Benoit Bazin. Quand il est devenu PDG du groupe, en juin 2024, après en avoir été directeur général à partir de juillet 2021, celui-ci a fait retirer le vieux tableau de 1824 qui trônait devant la salle du conseil d’administration, « La Visite de la duchesse du Berry à la glacerie de Saint-Gobain ». Un peu trop vieillot pour un patron qui se flatte d’avoir changé le regard porté sur le géant des matériaux de construction.
De fait, les marchés sont pour l’instant sous le charme de la nouveauté. Fini l’image rebattue de « belle endormie », le cours a bondi de 53 % depuis juillet 2021, quand le CAC 40 progressait lui plutôt de 23 %. « Cette envolée est assez spectaculaire. Pour des entreprises très anciennes, c’est difficile de changer l »equity story’. Benoit Bazin réussit à allier tradition et révolution », assure un membre du conseil d’administration.
L’énergique patron de bientôt 57 ans, corps sec de montagnard expérimenté, revendique le coup de pied dans la fourmilière : « Je suis rentré dans le groupe, il y a 26 ans, pas si longtemps après la mode des conglomérats industriels. Mais désormais, c’est important d’avoir de la clarté stratégique. » Lui répète qu’il est quelqu’un « qui fait des choix ».
« Saint-Gobain a toujours été une formidable école de management », qui a longtemps essaimé un peu partout avec Alain Gomez (devenu ensuite dirigeant de Thomson), Paolo Scaroni (ENI) puis Jacques Aschenbroich (Valeo et Orange) ou encore Christian Streiff (PSA), explique-t-il. « Peut-être que ça nous a donné l’illusion que cela nous permettrait de réussir dans n’importe quel business. »
Désormais, le seul objectif est le leadership mondial de la construction durable. Alors, pour tendre vers cela, il a fallu revoir le périmètre d’activités. Beaucoup. Entre acquisitions et cessions d’actifs non stratégiques, Saint-Gobain a ainsi fait « tourner » 40 % de son chiffre d’affaires depuis 2019, année où Benoit Bazin est devenu directeur général délégué.
VIDEO – Des miroirs de Versailles à la planète Mars : l’incroyable épopée industrielle de Saint-Gobain
Ce dernier a mis les mains dans le cambouis pour les acquisitions, notamment en nouant des relations avec les dirigeants des entreprises visées. Thierry Bernard, aujourd’hui directeur général de l’Europe du Sud, le Moyen-Orient et l’Afrique, se souvient encore des longues heures de réunion passées avec lui en 2021, avant le rachat de Chryso qu’il dirigeait alors : « Un temps énorme consacré par un patron du CAC 40, alors que j’étais seulement le dirigeant d’une ETI. » Cette opération – avec d’autres, comme le rachat de l’américain GCP ou du britannique Fosroc – a donné une nouvelle dimension au pôle chimie de construction, dont le chiffre d’affaires est passé de 2,7 milliards à 6,5 milliards.
Ces mouvements ont déplacé le centre de gravité de Saint-Gobain. Comme beaucoup de fleurons nationaux, l’entreprise française va de plus en plus chercher sa croissance en dehors de l’Europe – l’Amérique du Nord, l’Asie et les pays émergents font désormais presque la moitié des revenus (+10 points depuis 2018) et les deux tiers du résultat.
La gouvernance du groupe a épousé le mouvement. La langue de travail du comité exécutif n’est plus celle de Louis XIV mais l’anglais – une nécessité, au vu des 7 nationalités représentées. Avoir fait l’ENA ou Polytechnique n’est plus, non plus, un prérequis pour certains postes stratégiques. « Quand on m’a proposé en 2019 de devenir directeur financier, je suis tombé de l’armoire », s’amuse l’Indien Sreedar N., aujourd’hui directeur général de la région Asie-Pacifique.
Anciens contre Modernes
Désormais présent dans 80 pays, le groupe a aussi adapté son mode de fonctionnement sur le terrain. Fini le pilotage par ligne de produits, jugé beaucoup trop bureaucratique. L’organisation se fait désormais par pays, chacun étant responsable de l’ensemble de l’offre de Saint-Gobain.
Tous ces changements dessinent-ils une révolution de la vénérable institution ? De Roger Fauroux à Jean-Louis Beffa, les dirigeants de Saint-Gobain ont l’habitude de dire à leur successeur qu’ils sont le « modeste maillon d’une longue chaîne ». Mais tous les maillons ne se ressemblent pas : s’il reprend la formule à son compte, Benoit Bazin assume de se démarquer de son prédécesseur Pierre-André de Chalendar. « En termes de vitesse de décision et de clarté stratégique, il y a une forme de rupture », assure-t-il.
« C’est vrai qu’il a accéléré la rotation du portefeuille, en se montrant plus déterminé à réaliser des acquisitions évoquées de longue date. Mais Benoit Bazin joue beaucoup de l’opposition entre les Anciens et les Modernes, en s’appropriant des décisions qui ont pourtant été prises par son prédécesseur, comme le changement d’organisation par pays », relève un familier des rouages du groupe.
« C’est moins une rupture de stratégie qu’une accélération. Dans Saint-Gobain, on continue de retrouver les mêmes métiers intensifs en capitaux, avec une gestion par les coûts », décrypte un bon connaisseur de l’entreprise.
Nous avons préparé plusieurs personnes mais il était l’option privilégiée.
Pierre-André de Chalendar, ancien PDG de Saint-Gobain
Ces réserves l’agaceront sans doute, lui qu’on dit attacher beaucoup d’importance à son image. Mais elles ne le feront pas dévier. « Saint-Gobain, il l’a dans les tripes », assure un ancien cadre. Il y est arrivé en 1999, après un court passage de quatre ans à Bercy. Le jeune homme fait partie de ces surdoués dont la République accouche régulièrement : X-Pont, Sciences Po, MIT, premier prix de violoncelle, champion de hockey sur glace… N’en jetez plus !
« C’était quelqu’un d’extraordinairement structuré intellectuellement, qu’on imaginait sans mal faire carrière dans la finance ou la haute administration. Mais son obsession, c’était déjà l’industrie », raconte Stéphane Pallez, la PDG de FDJ United, qui l’a côtoyé à l’époque.A Saint-Gobain, il fera vite des étincelles, touchant à tous les métiers et devenant même, à 36 ans, le plus jeune directeur financier du CAC 40. « Je savais avant qu’il ne le sache peut-être lui-même qu’il deviendrait le patron de Saint-Gobain. Il avait la vision et le talent managérial », assure Xavier Huillard, le président de Vinci, qui l’aurait bien embauché chez lui.
Mais Benoit Bazin avait déjà une autre voie tracée par Pierre-André de Chalendar. « J’ai eu assez vite l’intuition qu’il pourrait être mon successeur. Nous avons préparé plusieurs personnes mais il était l’option privilégiée », explique l’ancien dirigeant.
Quand j’ai des convictions, je les dis.
Benoit Bazin, PDG de Saint-Gobain
Ce parcours presque trop parfait laisse toutefois paraître quelques aspérités. Le dirigeant n’a pas complètement renié le mode de management vertical qui a longtemps imprégné Saint-Gobain – Martin Roger, un de ses lointains prédécesseurs, avait donné le titre provocateur de « Patron de droit divin » à son autobiographie. « Il peut descendre très bas dans les détails et être challengeant pour ses collaborateurs, avec des longs mails directifs », assure une figure bien connue dans l’entreprise.
Ce souci d’affirmer son pouvoir, pour cet homme resté – de l’avis général – simple et sans faste, est ressorti encore plus visiblement l’an dernier. En 2021, Saint-Gobain avait adopté une gouvernance dissociée entre président et directeur général. Mais ce n’était pas au goût de Benoit Bazin, alors simplement DG. « Il était extraordinairement arc-bouté sur l’idée d’être PDG », raconte une source proche du dossier. Le conseil d’administration était partagé sur la question en deux camps. Au terme d’un débat, un compromis a été trouvé en 2024, au moment du départ complet de Pierre-André de Chalendar : Benoit Bazin serait bien PDG, mais les statuts ont été changés pour donner plus de poids au vice-président.
Benoit Bazin peut donc montrer les muscles, ce qu’il a également fait au printemps. Sa sortie contre EDF et Luc Rémont, la veille de son renvoi, dans sa bataille avec le gouvernement sur le prix de l’électricité – « on marche sur la tête », « c’est un bras d’honneur contre l’industrie française » – a surpris le landerneau des affaires par sa virulence. « C’est un faux pas, on ne tire pas sur une ambulance », estime une figure du business.
L’ex-PDG d’EDF en garde une rancune tenace contre le dirigeant de Saint-Gobain, selon plusieurs sources, estimant qu’il aurait été téléguidé par l’Elysée pour sonner l’hallali contre lui. Benoit Bazin assume : « Il n’y avait aucune attaque personnelle. J’ai seulement pris position sur une question – l’énergie – que j’estime essentielle pour notre économie. Quand j’ai des convictions, je les dis. »
Barrage anti-RN
Ses convictions, elles sont également apparues dans le livre paru en juillet, où il répond aux questions de Laurent Berger. Un pas de deux avec l’ex-leader de la CFDT, qui détonne dans le contexte politique actuel. « C’est un homme profond, avec de vraies convictions humanistes, il y a une connivence de pensée entre nous. On ne sent pas de glissement à droite chez lui comme pour d’autres patrons », souligne Laurent Berger.
Avec ses prises de position en défense de l’immigration ou de l’Europe, Benoit Bazin n’est pas vraiment en ligne avec Marine Le Pen et Jordan Bardella. « C’est le rôle du Medef et des associations professionnelles de les rencontrer, comme tous les candidats pendant la campagne présidentielle. Mais moi, comme dirigeant, je ne les rencontrerai pas, car c’est le principe du groupe de s’interdire de voir ou recevoir des politiques pendant une campagne électorale », prévient-il.
D’ici à 2027, il a de toute façon déjà bien à faire. En dépit des besoins colossaux en termes de construction neuve et de réhabilitation de logements, Benoit Bazin reste confronté au caractère cyclique de l’activité de Saint-Gobain. La priorité récemment donnée au renforcement dans les infrastructures doit y répondre. Et puis malgré l’embellie, l’action de Saint-Gobain subit encore une décote en Bourse, accentuée par la situation politique en France. A 360 ans, Saint-Gobain en a toutefois vu d’autres.
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